Isabelle Delannoy a fondé avec Patrick Samama, Entreprise symbiotique, organisation activiste dont la mission est de démontrer la capacité de l'économie régénérative à remplacer le modèle extractif. Elle préface la SPEC AFNOR 2315 sur l’économie régénérative, publiée en octobre 2024, dont le but est de poser des bases qui favorisent l’alignement des acteurs autour de cette notion séduisante mais confuse, pour passer à l’échelle, et proposer une alternative fonctionnelle et pragmatique aux modèles de valeurs actuels.
Pouvez-vous nous raconter l’origine de cette Spec ?
J'accompagne des organisations et des territoires depuis 2012. Nous souhaitons continuer ces accompagnements, mais toujours sur un mode d’action-recherche. C'est-à-dire que nous devons être libres de pouvoir expérimenter, documenter, tenter, ajuster.
Mais les structures du monde actuel y sont plutôt opposées. Il faut être un très bon entrepreneur pour réussir à mener à bien ces projets. Il faut persévérance et talent. La raison d'être de notre entreprise est d'éclairer les chemins vers la régénération. On va chercher les choses qui nous semblent encore dans l’ombre et qui nous semblent manquer, que ce soit d'un point de vue stratégique, économique ou culturel. Pour l’économie régénérative, clairement, il manquait un cadre collectif.
Alors, qu'est-ce que l'économie régénérative ?
Le premier objectif dans l'initiative et le pilotage de l’AFNOR Spec économie régénérative, est justement de produire une définition. Pour cela, nous sommes partis de la littérature existante et avons travaillé avec des entrepreneurs, des collectivités territoriales, des associations, des entreprises qui veulent s'engager, des pionniers soit dans la réalisation, soit dans l'engagement, et aussi avec des chercheurs qui amènent une certaine discipline. Ensemble, nous avons défini l'économie régénérative comme “une économie visant la prospérité écologique humaine et à soutenir la vitalité des milieux écologiques, économiques et sociaux dans une spatialité définie”. C’est une économie qui va chercher la régénération des écosystèmes vivants, la régénération des écosystèmes sociaux, la prospérité de son milieu économique. Mais aussi le renouvellement en qualité et en quantité des ressources qu'elle mobilise, que ce soit de la matière, de l’énergie, une capacité vivante ou une capacité humaine. En conclusion, c'est une économie qui cherche l'épanouissement. Elle cherche à créer de la valeur à tous les niveaux : de la valeur écologique, de la valeur sociale, de la valeur économique, de la valeur humaine. La création de valeur est vraiment au cœur de cette économie.
On pourrait dire que les entreprises sont déjà régénératives, seulement elles ne cherchent qu'à régénérer des euros. C'est-à-dire que vous mettez un nombre d'euros dans une entreprise et vous attendez un retour sur investissement. Vous attendez au minimum qu’il soit renouvelé. Si nous attendons que les entreprises créent de la valeur, il faut faire avec les facteurs écologiques et sociaux ce que nous faisons avec les euros.
Qu'est-ce que ça peut être une création de valeur écologique ? Et la valeur environnementale, qu'est-ce que ça veut dire ?
D'abord, la masse de nos infrastructures et de nos machines est maintenant supérieure à la biomasse vivante sur Terre. Donc il y a beaucoup à récupérer. Quand vous avez des surfaces bitumées, des surfaces polluées, avec l'intervention humaine, en débitumant, en dépolluant, vous avez la possibilité de créer des services écologiques là où il n'y en avait plus.
Le Vivant a des caractéristiques absolument exceptionnelles, multifonctionnelles. Il va produire des services écologiques : à la fois de la fibre, à la fois de la nourriture, à la fois de la régulation des températures, de l'eau et de l'oxygène, à la fois de la contemplation. Il va, au fur et à mesure qu'il se développe, produire cette multitude de services qui sont de la création de valeur et qui peuvent donner lieu soit à des facteurs de production, soit à une diminution des charges. Les gens qui sont en contact régulier avec le vivant, même uniquement visuellement, sont moins stressés, et moins en arrêt maladie. Même du point de vue du système de santé, il y a une création de valeur énorme.
Beaucoup de nos nouveaux modèles ont besoin de lien social. Le Vivant permet de créer ce lien social.
Pourquoi ça vous a semblé nécessaire de faire cette SPEC aujourd'hui ?
Parce que nous sommes à un moment critique. Nous sommes devant l'effondrement possible de nos nations et de nos économies. L'économie régénérative s'avère le moyen le plus accessible et le plus pertinent pour répondre de façon systémique à un ensemble de crises qui sont, elles aussi, systémiques.
Elle n'est pas si jeune. Elle trouve son origine dans l'agriculture, avec Allan Savory dans les années 70. Elle a commencé à se structurer dans les années 90 et 2000. Puis elle s’est internationalisée. Du fait de cette popularité, il existe un risque de “régen-washing”, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, on appelle régénératif n'importe quoi. Cette norme peut nous aider à clarifier ce qu’est et ce que n’est pas le régénératif.
Les processus de normalisation sont aussi les moyens les plus accessibles pour des entreprises, ou pour tout un secteur, de structurer ses pratiques et son marché. C'était la façon de nous structurer nous-mêmes, avec les moyens dont nous disposions, sans devoir attendre l'État, ou les critères des investisseurs.
Quelle est l'ambition de cette SPEC ?
Notre conviction — celle de l'ensemble du groupe de travail — c'est que c'est une histoire de pragmatisme. Nous devons redevenir des habitants de la Terre. La Terre est en train de se dérober sous nos pieds. Et puisque l'économie est le problème, l'économie est aussi porteuse de la solution. Ceci étant dit, il faut permettre aux organisations de se situer leurs actions par rapport à ce besoin de régénération du vivant, de la société et de l’économie.
Dans la littérature mondiale, on trouve 4 grands paradigmes de production dont nous sommes partis :
- Le “Business as usual” : vous externalisez les impacts, vous vous désolidarisez de votre milieu et votre première raison d'être est de fabriquer de la valeur financière.
- La réparation : vous n'allez pas changer de modèle économique, de modèle de développement, mais vous allez compenser vos impacts soit dans un autre lieu (compensation du carbone), soit dans un autre temps (restauration de la biodiversité). Vous allez restaurer le site que vous avez dégradé. Vous associez une démarche un peu systémique (où on commence à poser des questions sur le vivant), à du “business as usual”. C'est un très bon premier pas. Par contre, cela a un défaut : pour pouvoir injecter des ressources financières dans la préservation, il faut que le modèle extractif soit en bonne santé. Le paradoxe comporte un risque.
- La préservation : vous allez vous mettre dans les limites planétaires et sociales et contraindre votre activité économique à rester dans ses limites. En général, vous baissez les volumes et augmentez les prix pour trouver votre marché en mettant en avant vos valeurs. Cela change le modèle économique. C'est déjà une pensée systémique et vous quittez l'économie extractive et linéaire, mais vous redimensionnez votre activité économique aux limites naturelles.
- Le modèle régénératif : vous allez coupler votre création de valeur à la création de valeur de votre milieu économique et social qui, en retour, va vous permettre de créer plus de valeur (ou de la nouvelle valeur). Ce sont des modèles profondément écosystémiques et profondément évolutifs. Ils créent de la ressource, de la nouvelle ressource, à la manière du Vivant, comme nous venons de le voir. Il faut maintenant valoriser ces nouvelles ressources. Vous allez devoir regarder 1) si vous êtes toujours en adéquation avec votre raison d'être ; et 2) si, économiquement, vous avez les moyens de le faire. En général, vous avez intérêt à valoriser ces nouvelles ressources naturelles et sociales, mais conjointement avec vos parties prenantes, ou en mutualisation. Comme vous le pressentez, cela change complètement les dynamiques de développement.
Ce qui est étonnant, c'est que cela crée de la croissance. Pas une croissance par expansion vers l'extérieur, mais une croissance par densification, par apport de gains. Et c'est parce que vous avez grandi avec votre écosystème, que votre écosystème vous permet de faire de la croissance. Cela ne marche pas si vous cherchez la croissance pour vous seul. L’économie régénérative crée de la croissance, on le voit dans les entreprises qui se mettent en chemin. Mais son but doit être de nous assurer un avenir collectif ET de permettre la croissance de l’entreprise. Sinon, cela ne marche pas. Nous devons donc expliquer que cette création de valeur passe par des mécanismes nouveaux.
Si on ne comprend pas que notre économie régénérative peut créer de la valeur, et qu'on la met en place sans espoir de création de valeur économique, on ne pourra jamais remplacer l'économie actuelle.