Beaucoup d'entreprises constatent qu'il est devenu difficile de créer de la valeur. Qu'en penses-tu ?
Oui, je pense que c'est vraiment difficile de créer de la valeur aujourd’hui. Mais ça dépend de la perspective où on se place. La comptabilité provient, étymologiquement, de com putare. Putare, c'est la valeur “putative”, c'est la représentation de ses pensées, et com veut dire “avec”, “ensemble”. La comptabilité, c'est l’acte de “penser avec” ce qui nous entoure.
Créer de la valeur, pose donc la question de “avec qui et pour qui je crée de la valeur”. Aujourd’hui on s’éloigne d'une valeur purement actionnariale pour aller vers une valeur plus équilibrée, qui tient compte des parties prenantes, avec d'un côté l'environnement, et de l'autre la société.
Quelqu'un qui resterait uniquement dans une logique de l'avoir, et qui se demanderait “comment maximiser de la valeur purement actionnariale ?” s’expose à une grande difficulté pour “créer” de la valeur. Cela devient un exercice extrêmement difficile pour celui qui ne rentre pas dans une logique coopérative avec ses parties prenantes, car il ne pourra compter que sur ses propres forces, dans un monde averse et complexe.
Quelle serait ta définition de la valeur ?
Dans une logique purement actionnariale, j’offre une solution à mon client, et la valeur est issue de la coopération réussie entre le fournisseur de solution et celui qui en a besoin. Je définirais donc la valeur, même étroitement financière, comme une coopération réussie. Dans “coopération”, il y a un avec, il y a une relation, une relation qui porte du fruit.
Mais sous la question de la valeur, il y a surtout celle du capital. Je pense que le capital est amené à être redéfini, ou plutôt élargi. Aujourd'hui, il y a un capital qui est très clairement mesuré par la comptabilité, c'est le capital financier. La comptabilité mesure la manière dont, chaque année, l'entreprise augmente ou dégrade son capital financier.
Il y a une autre manière de penser le capital, c’est ce qu’il définit : ce qui est “capital” pour quelqu’un. Dans ce sens, le capital n’est plus seulement un “avoir”, c’est un ensemble de relations : du “avec”. Nous pouvons alors dire “il est capital pour moi de faire mon métier en minimisant mes dégâts environnementaux”. Nous pouvons choisir ce qui est capital. A partir de là, la comptabilité peut nous aider à mesurer si chaque année, nous avons augmenté ou détruit ce qui est capital (ici, du capital naturel).
Donc le capital, c'est ce à quoi j'accorde du prix. Pour un acteur économique, la notion de capital est plurielle et subjective. On s’éloigne alors du capitalisme actionnarial pour s’ouvrir aux parties prenantes, afin de créer ensemble une valeur capitale !
Dans le contexte actuel, la valeur économique est-elle antagoniste des valeurs sociétales et environnementales ? Faut-il parfois arbitrer ?
Oui, souvent il faut arbitrer, c’est le rôle du dirigeant. L’entreprise n’est pas que mécanique, elle est aussi politique.
Par exemple, j'ai une mine de charbon en Pologne. Je veux la fermer parce que je sais qu'elle produit du CO2 et que l'Europe va sortir du charbon. Mais elle fait du profit. Donc, est-ce que je renonce à mon profit ?
❝Pour répondre à la question peut-on créer de la valeur et comment, je crois qu’il faut passer par la réflexion avec qui est-ce que je crée de la valeur et pour qui ? ❞
Dans cet exemple, l’antagonisme n’est pas seulement entre profit et écologie. Si je ferme, je mets 3 000 personnes au chômage. Dans nos sociétés européennes, nous sommes souvent sortis d'affaires par rapport aux planchers sociaux (cf. donut de Kate Raworth), sauf celui de l’emploi, notamment en France.
Cet arbitrage-là est aussi à faire. Parfois des choses autres que la valeur économique entrent en conflit avec l'environnement ou le social. Un investissement environnemental aura un coût social et vice-versa.
Mais cela fait partie de la vie des entreprises, et je reviens au “penser avec”. Si j’adopte une logique de coopération, l'arbitrage va se faire via une discussion, une collaboration avec les parties prenantes. Ça prend du temps, il faut s'asseoir, discuter. Mais si l’on prend la création de valeur telle qu'on l'a définie tout à l'heure, l'arbitrage en est grandement facilité, finalement. Ayant calculé mes résultats financier, écologique et social, je peux arbitrer selon mes niveaux de profits ou de pertes globaux, selon mes priorités concertées.
Si la comptabilité est une représentation du monde et de ce qui a de la valeur, quelle représentation est derrière la comptabilité actuelle ?
Je pense qu'on a voulu simplifier ce qu’est une entreprise. Des postures comme celle de Jean-Baptiste Say (les ressources naturelles ne font pas l’objet des sciences économiques parce qu’elles sont infinies et gratuites) ont amené à un réductionnisme. Dans cette vision utilitariste, l'entreprise ne serait pas un acteur économique redevable à la société ou à l'environnement naturel, dont on pourrait mesurer les impacts. On a voulu penser une forme d'émancipation de l'économie, de la société d'une part et de l'environnement naturel de l'autre.
Au XVIIIe siècle, cette position faisait déjà débat, notamment chez les physiocrates pour qui les seules ressources valables sont les ressources naturelles. Rousseau puis plus tard Pierre Leroux sont dans cette veine. La vision “épurée” de l’économie, qui n’aurait que pour objectif de satisfaire l’actionnaire en créant de la valeur, s'est développée au XXe, avec l’école de Chicago et Milton Friedman.
Aujourd'hui, on sait bien qu'il y a des relations qui n'entrent pas dans le chiffrage économique, comme le bénévolat par exemple. On peut vouloir essayer d'élargir la mesure de la valeur à d'autres postures que simplement l'accumulation du profit économique, et c'est justement ce qu'on fait avec ces responsabilités socio-environnementales, ou avec le reporting extra-financier de manière générale. C’est le sens de la CSRD européenne.
Que peut apporter la comptabilité extra-financière pour une entreprise ?
La comptabilité est une représentation de ce qui est important. En comptabilité extra-financière on représente ce qu’on fait écologiquement et socialement. Il y a du positif et du négatif évidemment, mais il faut le montrer, être transparent. Cela permet de mettre en balance les profits ou les pertes écologiques et sociales avec le profit financier. Elle permet une bien meilleure compréhension des activités de l’entreprise, de sa contribution à son écosystème (financier, social, environnemental) et des relations qu’elle entretient avec lui.
La comptabilité (extra-financière) c’est aussi des ordres de grandeur, une grammaire commune, qui rend les choses intelligibles. La CSRD par exemple et sa double matérialité, structure ce langage, donne un cadre commun qui permet une meilleure compréhension de ce qui est important pour tous les acteurs impliqués. La société civile va pouvoir s’approprier le langage des entreprises, le questionner, tout comme les investisseurs pour qui ces sujets prennent de l’importance.
Cela permet également d’arbitrer, c’est un outil d’aide à la décision, pour les investissements, pour la communication, pour la stratégie sur le long-terme. Toutes les grandes décisions à prendre dans une entreprise (lancer un nouveau produit, acheter, investir, se lancer sur un nouveau marché) peuvent être éclairées par le prisme des différents capitaux (financier, social, environnemental). Cela complexifie la prise de décision mais enrichit les choix des dirigeants, qui seront plus éclairés notamment pour penser la pérennité de leur entreprise sur le long terme, en ne mettant pas en danger l’environnement dans lequel évolue l’entreprise et qui lui est nécessaire. C’est une contrainte évidemment, mais la reconnexion de l’entreprise avec son environnement au sens large est nécessaire. C’est un élargissement des arbitrages à prendre quand il y a conflit de priorités, comme pour notre mine de charbon de tout à l’heure.
Quels conseils donnerais-tu à une entreprise pour se lancer dans la comptabilité extra-financière ?
Mon conseil, c'est de se former pour comprendre ces sujets. Puis choisir une méthode, car il en existe beaucoup : la méthode LIFTS qui repose sur le donut de Kate Raworth, la méthode CARE qui repose sur les coûts de restauration du bon état écologique des écosystèmes, la méthode Comptabilité Universelle, la méthode Goodwill.
C'est délicat parce qu'il y a des niveaux d'ambition et des niveaux d'accessibilité différents. Certaines méthodes très ambitieuses peuvent poser problème. J'ai rencontré des entreprises qui ont essayé sur un site pilote des méthodes très ambitieuses et qui ensuite ont buté sur la question de la généralisation et du déploiement. Certaines méthodes peuvent être très rigoureuses, mais parfois dangereuses dans le réalisme de leur mise en place. Inversement, il y a des méthodes très accessibles, mais dont on peut se poser la question de l'ambition dans un contexte de soutenabilité forte, il est nécessaire de s’inscrire dans un cadre scientifique qui permette de mesurer si la nature peut survivre à mes activités. Il ne faut pas sacrifier ses ambitions.
Chaque entreprise, en prenant en compte son cheminement et sa démarche de durabilité, peut trouver une méthode qui va correspondre à un équilibre entre ambition et accessibilité, et qui lui permette de s'engager de manière pérenne.
Se former et bien réfléchir dans le choix de sa méthode : ne pas viser trop ambitieux ni trop facile, c'est-à-dire garder à l'esprit l’ambition d'être durable d'un point de vue écologique et social, dans une perspective de soutenabilité forte.
Quels seraient les défis sur le long terme des entreprises qui n'anticipent pas ces changements ?
Une entreprise qui n'évolue pas vers une forme de redéfinition plus large de sa création de valeur, est susceptible d'avoir de nombreux effets néfastes.
D'abord, la réglementation qui évolue sur l’extra-financier, notamment en Europe où ces questions sont importantes et où l’environnement réglementaire est déjà structuré. Une entreprise qui attendra le dernier moment va se retrouver au pied du mur avec une loi à laquelle elle ne sera pas préparée (filières, organisation, processus, données et systèmes d’informations). La CSRD par exemple, change la donne, notamment sur les engagements publics de durabilité, puisqu’elle va être engageante juridiquement.
La réputation également, dans le recrutement comme pour les relations commerciales ou investisseurs. De plus en plus d'acteurs (grandes entreprises, investisseurs) font du renoncement dans leurs relations partenariales, même si chacun y trouvait son compte au sens comptable de base. Ces renoncements-là vont coûter à une entreprise qui continuerait à faire du business as usual.
Le défi organisationnel enfin, pour coordonner RSE et direction financière. Aujourd’hui les projets sociétaux à mettre en avant ne transparaissent pas dans les comptes financiers, ce qui rend les arbitrages difficiles pour la direction. La direction financière doit monter en compétence sur la durabilité et la RSE doit se doter d’un cadre pour rendre des comptes et piloter ses actions. La comptabilité extra-financière répond à cela, grâce à la continuité du reporting. Les projets RSE doivent être intégrés dans la batterie des indicateurs de la finance afin de piloter globalement l’entreprise sans se mettre en risque à cause d’un manque de vision d’ensemble. Cela ne remplace pas la stratégie ni la gouvernance mais la soutient.
La coopération peut donc ouvrir de nouvelles opportunités pour les entreprises ?
J’en suis convaincu. Au Japon, les grands groupes soutiennent leurs fournisseurs, même quand ceux-ci rencontrent une crise. Ils les aident à surmonter la difficulté en leur passant beaucoup de commandes. C’est incompréhensible du point de vue de la simple valeur financière. Mais c’est source de robustesse.
De la même manière, dans la région de Chongqing en Chine, les fabricants de moteurs de voitures ont réussi à baisser drastiquement les coûts de fabrication grâce à la manière très ouverte dont ils spécifient à leurs fournisseurs le cahier des charges des pièces à fournir. Ils donnent de grandes lignes directrices, et laissent une marge de manœuvre importante qui stimule la créativité.
C’est la confiance qui est au centre de cette coopération gagnante. Pour les enjeux sociétaux et de durabilité, il faut adopter cette même posture. Et la comptabilité socio-environnementale mesure la valeur générée par cette coopération.
Le mot de la fin ?
Pour apprendre à parler un langage qui est celui de la durabilité et mieux compter ce qui compte, je dois essayer de “penser avec” les parties prenantes. C’est l'origine de la comptabilité et son avenir.