Faire entendre sa voix dans la tempête

En période de crise, les entreprises se réfugient dans le mimétisme au risque de tomber dans le générique. Pourtant, l’époque requiert d’eux un geste de courage : celui d’exprimer leur singularité pour tirer leur épingle du jeu.

L’entreprise est perçue comme un objet inanimé que l’on pourrait piloter par des chiffres. Leur accumulation donne l’impression à l’organisation qu’elle se connaît, connaît son marché et prend des décisions informées. De SAP à Salesforce, la promesse reste la même : quantitativer par la donnée pour rendre pilotable. Tout ce qui ne rentre pas dans cette logique ne vaut pas la peine de s’attarder. En conséquence, des leviers comme le mythe fondateur de l’entreprise, son lien avec le territoire, les logiques de don et de contre-don qui prennent place dans l’engagement des salariés, ou les actifs immatériels restent sous-utilisés.

“Being data driven is the death of art”

L’économiste Mariana Mazzucato montre que les frameworks et best practices proposés par les consultants incitent souvent les entreprises à privilégier des données externes plutôt que leurs propres analyses. Résultat : elles perdent en autonomie décisionnelle, se laissent guider par les tendances du marché plutôt que par leurs propres intentions, et finissent par se copier les unes les autres, à se banaliser, à se généraliser.

Puisque les gens utilisent les mêmes outils, données et catégories mentales, tous les logos se ressemblent, les offres cessent de se différencier, la “voix” de l’entreprise n’est plus reconnaissable, l’empêchant d’affirmer quoi que ce soit de propre, d’exprimer ce qu’elle a de plus humain, et donc de plus fort. En conséquence, la relation qu’elle tisse avec ses collaborateurs et ses consommateurs se dépersonnalise, et sa valeur décroît.

36 % des dirigeants citent la pénurie de talents et compétences comme 1er frein à la croissance (Syntec, 2025) et 72 % disent que la préservation des marges est leur priorité n°1 (CCI, 2025). L’engagement des collaborateurs, la confiance des fournisseurs et la valeur perçue par les consommateurs sont menacés. Pour susciter l’adhésion sur la vision, le modèle économique et les produits de l’entreprise, pour garantir sa pérennité sur le marché, il devient nécessaire de développer cette singularité.

De l’importance d’affirmer sa singularité pour être en résonance avec son marché (et la société)

Avant d’aller plus loin, posons un regard nouveau sur ce qu’on appelle communément le “marché”. Plus qu’un objet technique et froid, le marché est avant tout un système relationnel complexe dans lequel des acteurs-entreprises-client interagissent, sont touchés l’un par l’autre, entrent en relation et se transforment mutuellement.

Pour prospérer dans son marché, l’entreprise doit ainsi entrer “en résonance” avec ses parties prenantes. C’est ce qu'explique le sociologue Hartmut Rosa, pour qui il existe 2 modes de relation au monde et aux autres : l’aliénation et la résonance (Rosa, 2016).

L’aliénation, c’est le moment où les acteurs perdent leur capacité à exprimer quelque chose de vraiment personnel, jusqu’à n’avoir plus rien à échanger. Elle conduit à une stérilité dans les interactions qui ne produit ni valeur ni croissance. Le marché des relations aliénantes baigne dans l’eau tiède.

En privilégiant des données externes plutôt que leurs propres analyses, les entreprises finissent par se copier, se banaliser, se généraliser.

À l’opposé, la résonance correspond au mode relationnel le plus élevé. Elle renvoie à la capacité à nouer des relations durables, qui ont du sens pour toutes les parties prenantes, au point d’alimenter un système de transformation mutuelle enrichissant pour tous. Mais, pour prendre place, “les relations de résonance présupposent que le sujet et le monde soient suffisamment fermés, ou consistants” — et donc singuliers — “afin de parler de leur propre voix, et suffisamment ouverts afin de se laisser affecter et atteindre”. Les entreprises “en résonance” avec leur marché sont donc celles qui assument leur singularité tout en restant ouvertes aux autres. C’est cette tension féconde entre consistance et ouverture qui permet à l’entreprise et au marché de rester vivants : un espace où circulent des voix distinctes, capables de s’influencer mutuellement et de se transformer ensemble.

Exister dans les esprits plus fort que ses concurrents

La mutuelle Alan est un bon exemple de ce type de relation. Produit d’assurance commoditisé par excellence, ses consommateurs sont habitués à choisir la mutuelle en comparant des tableaux de garanties. Mais faire entendre la voix d’Alan, ses fondateurs ont dès le départ posé des convictions fortes sur leur produit d’assurance, la fonction sociale de la mutuelle, l’expérience du soin. Depuis la sortie du Covid, Alan se positionne sur la santé mentale avec des services gratuits comme Alan Mind et rend la prévention ludique avec ses berries. Ils ont aussi pensé leur culture d’entreprise comme un produit, pour attirer les meilleurs talents (FBR, janvier 2025). Collaborateurs et clients choisissent Alan pour ces positions, cette voix singulière, différente. Alan “existe” dans nos esprits plus fort que ses concurrents.

S’ancrer dans sa singularité pour traverser les tempêtes de l’incertitude

Comment une entreprise peut-elle “être elle-même” ? Au terme d’un processus aussi long que passionnant et progressivement. L’entreprise devra d’abord mettre au clair son identité et son héritage culturel par une fine analyse introspective et rétrospective : Qui sommes-nous ? Quelle est notre histoire ? Qu’est-ce qui nous différencie ? Qu’est-ce qui a fait notre succès dans le passé ?

Cet horizon éclairci, l’entreprise devra ensuite s’assurer de réunir les bonnes personnes, capables d’incarner à la fois l’identité et la culture affirmée.

Enfin, il est important d’inscrire le collectif dans des conversations collectives. Une proposition singulière ne se construit pas seule, elle se fait au sein d’un écosystème plus ou moins formel. “L’innovation de sens” se trouve dans la capacité des entreprises à se connecter personnellement aux “interprètes clés” qui donnent du sens à ce que font les gens et dépassent les interprétations mainstream (Verganti, 2009).

Participer à ces conversations est donc un engagement personnel de la part de ses leaders. Ils mouillent leurs chemises et nous disent “C’est ça qui a du sens et je veux échanger avec d’autres personnes câblées de la même manière pour élaborer mon intuition”. À l’issue de ces conversations, ces leaders savent ce qu’ils veulent donner personnellement à leurs parties prenantes. Ces convictions fortes structurent la singularité et posent ainsi le cadre qui sera amplifié par les futures interprétations. Ainsi se dessine une entreprise qui affirme des convictions fortes et tient un dialogue engagé avec la société, dans lequel l’un et l’autre peuvent se laisser toucher mutuellement et prospérer sereinement.

David  Aznar-Schwarz
David Aznar-Schwarz est consultant senior spécialisé en innovation. Diplômé d’Audencia Business School et formé au design à l’ENSCi Les Ateliers, il accompagne les entreprises à réagir face aux mutations technologiques, sociétales et environnementales. Il sait mobiliser les écosystèmes innovants pour dessiner par l’intelligence collective et la prospective un avenir commun. Chez Accenture Strategy & Consulting, David a travaillé avec les directions de grands groupes sur la structuration de leurs équipes innovation, sur l’évolution de leur operating model et de leur culture d’innovation et sur leur communication stratégique liée à cette transformation.
Hilal Kozan
Hilal Kozan est consultante senior en stratégie et organisation. Diplômée de Sciences Po Paris et formée à la prospective à l’Institut des Futurs Souhaitables, elle s’intéresse aux nombreuses transitions à l'œuvre et accompagne les organisations pour mener à bien les grandes transformations qui s’imposent à elles. Elle a notamment accompagné le Ministère de l’Economie et des Finances dans la refonte de sa fonction accueil, a co-construit le projet de laboratoire d’innovation de plusieurs organisations et a participé à l’élaboration du plan stratégique d’un groupe paritaire et social. Hilal est passionnée par la création de nouveaux modes d’organisation et de fonctionnement et est convaincue de la force de l’intelligence collective.

Rebondir

Plus de client stories et d'articles.