Dans un monde instable, maintenir le cap exige du courage. La polycrise, la fragmentation géopolitique, les transitions écologiques et énergétiques, l’accélération technologique, les pressions citoyennes, le retournement du marché du travail, la volatilité économique, la polarisation sociétale et la mutation même de la notion de performance rendent impossible toute prédiction sérieuse. Jamais le monde n’a semblé aussi incertain.
Ce climat engendre une perte de confiance dans les institutions, une dispersion de l’attention, une paralysie de l’action, un gel des budgets. Il favorise en interne les logiques autoritaires : “quand on ne peut plus se faire confiance entre collègues, on devient suiveur d’un ordre venu d’en haut”.
Comment bâtir dans un monde incertain ?
Plutôt que suivre sa culture, l’héritage d’où émerge l’innovation, le chemin tracé par des fondateurs ou une mission, les entreprises cèdent à la copie, au benchmark, aux micro-tendances, abdiquant leur voix propre, leur identité, leurs convictions. Sous le coup de la panique, elles se mettent à “faire des choses qui ne leur ressemblent pas”. Les consommateurs sont déçus, les collaborateurs se sentent trahis. “À celui qui ne sait pas où il va, tous les vents sont favorables” (Sénèque). Mais combien de temps pouvons-nous zig-zager impunément ? Lorsque les danses à la mode prennent la place de la stratégie, on se condamne au court terme : et plus on multiplie les coups, plus on fragilise les liens qui assurent la confiance.
Au contraire, les entreprises doivent retrouver de la probité et de la permanence. Ce qui garantit cette permanence, c’est la culture : un “répertoire élastique” qui permet de se transformer sans se renier. Cette culture maintient la cohésion de l’entreprise, la protège du risque de dislocation de son identité, sauvegarde sa singularité.
Jusqu’où votre identité résistera-t-elle à l'écartèlement ?
Comment préserver cette culture alors que tout change ? Il faut bien s’adapter. Innover, conquérir de nouvelles niches, être à la hauteur des marchés en explosion, réduire, pivoter, gérer la trésorerie. Pour que ces décisions ne soient ni des abandons ni des gestes désespérés, mais bien des stratégies de préservation et de performance durable, elles doivent émerger d’une culture du courage développée à l’intérieur de l’entreprise.
Le courage est cette force qui circule entre valeur et vertu. Dans sa version guerrière (bravoure, témérité), il donne sa force au collectif, et donc recréé de la confiance, voire infléchit le cours d’un événement en galvanisant ses alliés. Mais il est aussi une vertu, qui ordonne l’action humaine face à la peur ou à l’adversité, au danger ou à la douleur. Il permet alors de maintenir un comportement jugé “juste” par la communauté, il garantit la continuité de la vie au bénéfice d’un collectif, contre les stratégies de déstabilisation (flood the zone), les renversements de marché monstrueux, ou la duperie politique.
❝Le courage est ce qui permet d’avoir prise sur les choses qui vous échappent. ❞
Cette nécessité du courage est une réponse directe au fait que notre époque soit incapable de prévoir l’avenir. Les prospectivistes disposent d’une petite “Histoire du futur”. Pour l’antiquité et la Renaissance, l’avenir est connaissable à l’avance : il est écrit, mais ne peut être changé. Le devin ne peut rien pour Œdipe, mais l’homme de science, grâce à la possession des lois naturelles, peut l’anticiper. Depuis la fin du XXe siècle, nous savons que l’avenir ne peut pas être prédit car il n’est pas écrit. C’est donc qu’il peut être préparé par l’action humaine. Le courage est précisément ce qui permet d’avoir prise sur les choses qui nous échappent. Plutôt que chercher à contrôler la déferlante de problèmes, l’entreprise peut alors rester fidèle à ses promesses même si le résultat n’est pas garanti, et poursuivre ce qu’elle a initié. Non pas parce qu’elle est certaine que cela marchera, mais parce que cela rend l’action possible et lisible pour les autres.
Le courage en actes
Trois actes de courage stratégiques doivent ainsi figurer dans le playbook de tous les dirigeants.
- D’abord, tenir le cap face aux vents contraires. Persévérer dans son modèle tout en explorant ses limites, pour le renforcer et l’adapter aux contraintes réelles. Maintenir un effort à long terme, contre les sirènes des tendances en feux de paille, les nouveaux fétiches organisationnels et les révolutions éphémères. La persévérance permet de structurer plutôt que se faire structurer et de gagner en maîtrise de son destin.
- Ensuite, faire entendre sa voix dans la tempête. Pour garder toute sa singularité, dire non. Ce sont les “renoncements stratégiques” et le refus de la dérive qui rendront lisible la direction collective, et éviteront la dispersion des équipes.
- Enfin, savoir transformer les désalignements internes en force de changement. “Faire ce qui engage”, comme prendre des décisions visibles, faire des choix lisibles, même petits, construire un cap commun par le débat. La fidélité crée de la confiance, qui soutiendra l’organisation face au chahut de la tempête.
Il est stratégique d’être éthique
Ce que l’entreprise fait aujourd’hui détermine l’avenir qu’elle se réserve. Et pour qu’elle fasse les choses “justes”, il lui faut une culture du courage. Un courage du quotidien décisionnaire, de la prise de responsabilité, de l’implication.
En se maintenant du bon côté de l’Histoire, contre vents et marées, elle montre que la justesse est toujours possible, même dans un monde confronté à la désagrégation. Par exemplarité, elle acquiert le pouvoir d’influencer la manière dont ses concurrents, collaborateurs, fournisseurs, clients et actionnaires la regardent et la valorisent.
Le domaine humain qui couvre cette situation, relégué bien loin dans le vocabulaire entrepreneurial, est désormais inévitable : il s’appelle l’éthique. Ce sont vos comportements aujourd’hui, vos refus, vos persévérances, les moments où vous tiendrez bon face à la vague, qui déterminent le niveau de responsabilité de vos équipes demain, et le degré d’intensité relationnelle entre vos partenaires et vos produits. Il est désormais stratégique d’être éthique.