Étrange destin que celui du chef d’entreprise, qui est de chercher sans relâche de nouvelles voies de création de valeur. Ils n’est pourtant pas le seul. Les économistes aussi, en étudiant le comportement des marchés et des acteurs, veulent identifier des gisements et des leviers de création de valeur. A cette différence que l’économie veut être une science (descriptive, voire prédictive), c’est-à-dire un instrument neutre et objectif. Elle veut que “ce qu’elle compte” soit “ce qui compte”.
Mais ni les businessmen, ni les économistes ne peuvent objectiver la valeur. Modèles d'affaires et théories opèrent toujours des choix intellectuels, parfois même politiques, qui reposent sur des normes plus ou moins explicites (c’est-à-dire des valeurs). Les controverses sans fin autour de la hiérarchisation de ces valeurs poussent les uns et les autres à s’accuser d’idéologues. Peut-on sacrifier le vrai si le mensonge est rentable ? L’utile est-il vraiment supérieur au gadget, si le gadget se vend ? Le bien est-il du ressort du commerçant ? Chacun se dit “ce qui compte pour vous, c’est ce qui vous arrange”. Une rapide généalogie des tentatives de hiérarchiser rationnellement “ce qui compte” nous aidera à sortir de ce dialogue de sourds.
1) La production (le fruit du travail)
La valeur est toujours déjà là : la beauté du monde n’a pas de prix. L’expression “création de valeur” est donc porteuse de confusion, car elle suggère que rien de valeur ne préexiste à l’intervention humaine. Cette confusion devient dangereuse quand l’économie financiarisée prétend créer de la valeur ex-nihilo, par la spéculation. Valeur créée qui perd toute valeur lorsque éclatent bulles, système de Ponzi, subprimes. Devrait-on plutôt parler de “production de valeur”, quitte à abandonner l’idée de création ex-nihilo, au bénéfice de l’idée que c’est le travail qui “produit” la valeur ?
❝Dis-moi comment tu crées de la valeur, je te dirais qui tu es. ❞
Aux origines de la théorie économique moderne, Adam Smith soutient que la valeur est créée par le travail productif. Celui-ci transforme les ressources naturelles en biens utiles, et institue le producteur en propriétaire. Marx critiquera ce glissement, d’un rapport économique avec la nature, à un rapport de pouvoir institué par le droit de propriété, qui met la norme économique (l’utile) au fondement de celle du droit (le juste). Malgré sa prétention scientifique, Marx agit déjà “à partir de ses valeurs” : il lègue à l’économie l’idée que la matière est informe et n’acquiert de valeur économique qu’à être transformée par un sujet, au détriment d’une nature sans valeur intrinsèque. C’est pour cela que nous croyons que la valeur est “produite”. Un mythe qui se trouve à la racine des logiques extractivistes des révolutions industrielles.
→ Ce qui compte est ce qui est le fruit de la production du travail : il faut rémunérer et valoriser le travail réel plus que la rente ou la spéculation boursière (Piketty, 2013).
2) La satisfaction (pas de valeur sans désir)
Le problème, c’est qu’à considérer le travail comme seule condition de la création de valeur, les individus qui bénéficient du travail des producteurs peuvent avoir des attentes différentes, difficulté rencontrée notamment par les économies planifiées des régimes communistes. La valeur créée vaut pour tous, mais pas pour moi : je n’ai pas seulement besoin de travailler, mais également d’accéder à des biens et services qui me sont utiles, selon mes propres critères d’évaluation.
Les économistes marginalistes répondent à ce problème en décalant le critère de la valeur du collectif à l’individuel. C’est la satisfaction, que chaque individu retire d’un bien ou d’un service, qui fonde la valeur, le marché prenant la place de la planification en tant que mécanisme central de coordination et de révélation de ce qui compte. De la valeur est créée à partir du moment où quelqu’un est prêt à payer plus que ce qu’un bien ou un service coûte à produire, parce qu’il répond à sa préférence.
La question de l’optimum de valeur partagée se pose à l’échelle globale : est-ce que chacun profite suffisamment, selon ses propres critères, de la manière dont la valeur est créée, partagée et utilisée ? La valeur provient de nos choix et de notre consommation, mais elle est captée par ceux qui distribuent des biens et services, souvent sans les produire eux-mêmes, avec pour objectif de vendre plus que ce qui est réellement nécessaire. Désormais, la matière première de cette valeur n’est plus seulement la nature, mais aussi nos désirs et nos envies.
→ Ce qui compte est ce qui suscite du désir, et exprime la singularité de son utilité sociale.
3) La sélection (le conflit créateur)
La norme économique qui encadre les échanges est l’agencement de l’offre et de la demande, les consommateurs ayant le choix d’acheter ou pas, les vendeurs, de s’adapter à leur marché, ou pas. Les producteurs doivent “faire avec” ce désir de consommer, équilibrer la valeur qu’ils tirent de leur travail, et leur désir ou besoin d’accéder à certains biens et services, parfois en imposant leur propre norme individuelle : le consommateur est un acteur qui fait des choix selon ses préférences, de manière plus ou moins déterminée ou libre.
La norme du droit intervient ici pour compenser le décalage entre les deux, en encadrant les échanges (droit de la concurrence, de la propriété industrielle, du travail, de la consommation…). La science économique crée des modèles d’optimisation des capacités collectives de production, des capacités individuelles d’achat et des capacités industrielles de distribution, en essayant de prédire comment cet équilibre évoluera, pour aider les politiques publiques à accompagner et limiter les déséquilibres potentiels. Différentes normes entrent ici en conflit : l’intérêt général dont l’Etat est dépositaire au travers du droit (ce qui est permis et interdit), l’intérêt des individus (à la fois producteurs, distributeurs et consommateurs), l’intérêt des sociétés de droit privés et des autres parties prenantes. Mais aussi les normes qui servent aux économistes à concevoir leurs modèles (inspirés des mathématiques, de la biologie, des sciences du comportement, des sciences humaines etc.)...
→ Ce qui compte c’est d’accepter les limites de nos capacités individuelles et collectives de choisir (cf. la rationalité limitée de Simon, 1957), de faire varier les points de vue pour hiérarchiser les intérêts en compétition et de renoncer à ce qui importe le moins.
4) Les parties-prenantes (ce qui n’appartient à personne n’appartient à personne)
Fort de ce constat, certaines théories économiques adoptent un point de vue plus systémique, qui prend en compte les interdépendances entre parties prenantes. L’économie des communs (cf. E. Ostrom, 1990) met en avant la gestion collective et la coopération, envisageant d’instituer les non humains comme sujets de droit. L’économie institutionnelle (cf. Chassagnon et Dutraive, 2020) prend acte de la construction sociale des normes économiques et positionne l’économie comme description des relations entre acteurs, au travers des coûts de transaction par exemple.
L’étude de la valeur se dote de moyens d’arbitrage entre efficacité économique, justice sociale, et respect des limites planétaires. La répartition équitable des ressources et des opportunités repose sur ces arbitrages complexes (A.Sen, 2009) qui doivent faire l’objet de débats rationnels impliquant l’ensemble des parties prenantes, afin de garantir une réponse collective adaptée à la création de valeur.
→ Ce qui compte, c’est le processus et le résultat de l’inclusion des parties prenantes dans les critères d’évaluation, les conséquences des décisions publiques, du jeu des acteurs économiques, des modèles économiques et de nos comportements sur la population et la planète.
5) L’éthique (des goûts et des couleurs il faut discuter)
À celui qui ignore les évolutions de la théorie économique, il pourrait sembler que la création de valeur est un pur rapport de force entre acteurs, dont les capacités d’intervention sont déséquilibrées et qu’il s’agirait d’harmoniser (économiquement et politiquement). Les “humanités” heureusement, en tant que disciplines scientifiques, nous éclairent. Les sciences économiques et humaines partagent le même objet, mais considèrent la valeur selon des prismes opposés : calcul d’un optimum viable d’un côté, compréhension de l’articulation entre les valeurs individuelles et leur construction sociale, de l’autre. La confusion va jusqu’à nous faire hésiter dans nos choix quotidiens entre ce qui nous rapporte de l’argent ou du plaisir, et ce qui nous est profitable de manière globale, mettant en balance par exemple travailler et vivre, produire de manière durable, croître malgré la limitation des ressources.
Nous sommes traversés par tant de normes et de paramètres qu’articuler nos choix de manière rationnelle semble soit impossible, soit vain : laisser faire et faire ce qu’on peut, ou se battre et faire ce qu’on doit. Pourtant, le polythéisme des valeurs (M.Weber, 1919) ne nous contraint pas à un relativisme désenchanté, mais nous laisse de l’espace pour créer de la valeur, dans tous les sens du terme. En effet, il peut être rationnel pour un individu de décider de coopérer, parfois à l’encontre de la satisfaction immédiate de son intérêt égoïste et de s’en remettre à l’intérêt général, selon un processus de délibération qui équilibre les différentes normes.
Les sociologues peuvent ainsi décrire les choix individuels et collectifs de manière rationnelle, en prenant acte des limites de nos critères de choix et à condition d’accepter qu’ils sont situés (Boudon, 2012). Il est rationnel de mettre en débat les critères d’évaluation de l’ensemble des acteurs, selon une procédure qui garantisse à chacun l’expression et la prise en compte de ses propres critères, mais aussi sa contribution à la définition des critères de la délibération, chacun devant accepter de se ranger à l’avis collectif, dont les critères d’arbitrage sont débattus et acceptés (Rawls, 1997).
→ Ce qui compte c’est prendre la main sur les critères à partir desquels la valeur est définie, en débattre, se mettre d’accord et décider des actions qui harmonisent le vrai, le juste et l’utile.
En conclusion, nos choix individuels et collectifs déterminent notre réalité : la cohérence de nos croyances, de nos actes et de nos outils d’évaluation est ce qui crée de la valeur, au travers du processus décisionnel par lequel elle est construite.