Tenir la barre de la stratégie d'entreprise est un grand défi de nos jours : réajustements constants pour suivre la réglementation, changement de cap au gré des fluctuations de marché, instabilité géopolitique, polarisation des opinions et difficulté à satisfaire tout le monde (clients, investisseurs, collaborateurs, parties prenantes). L'instabilité provoquant des injonctions contradictoires, les acteurs de l'entreprise ne sont pas toujours alignés devant les défis auxquels ils font face et les sources de frustrations se multiplient.
La rencontre d’intérêts divergents peut créer une “friction” productrice
L’anthropologue Anna Tsing théorise le concept de “friction” en observant le développement du capitalisme mondialisé, du centre vers les périphéries dans le Sud de l’Indonésie. Elle définit la friction comme la rencontre entre des “principes universels” prétendument homogènes et une réalité locale hétérogène.
❝La friction peut mener des collaborateurs à endosser le rôle d’intrapreneur. ❞
Dans les forêts du Kalimantan, les fluctuations du marché chamboulent les équilibres traditionnels pour transformer les ressources naturelles en marchandises. Mais les désalignements internes peuvent être une force de changement : la friction est fertile. “Les rencontres hétérogènes et inégales peuvent être à l’origine de nouveaux agencements de culture et de pouvoir” (Tsing et al. 2020, 32). Quand la coopération et l’alignement d’intérêts sont donnés comme objectifs, cette friction amène de la créativité, voire de l’innovation.
La friction est le point de départ de la conduite du changement
Si l’on transpose la notion de friction en entreprise, il existe des “principes universels” contenus dans la stratégie, qui définissent la trajectoire et organisent l’action. Ils forment une vision pour le microcosme interne, une façon d’appréhender le monde en quelque sorte. Mais l’approche en entreprise est souvent “top-down”, les stratégies sont pour la plupart décidées par une poignée de personnes au plus haut (Gotsch et al. 2023; Philippe Naccache et al. 2017). C’est un cap, mais il reste loin des collaborateurs et de leurs enjeux, et formule une réponse à grosse maille (Marilyn Harris 2018). Cela peut créer du désaccord, voire du désalignement interne, créant de la friction (les difficultés de mise en œuvre de la stratégie viennent de là).
Si cette “friction” est ignorée, elle peut entraîner l'échec de l'exécution de la stratégie, et/ou des tactiques visant à les adapter aux défis locaux. Si elle est accueillie, elle peut générer de nouveaux agencements et peut être un terrain fertile pour l’innovation et la créativité. Reconnaître cette friction est le point de départ de la conduite du changement.

Comment en faire un atout pour l’entreprise ?
En reprenant le concept de Tsing, cette “friction” peut mener des collaborateurs très engagés à endosser le rôle d'intrapreneur et lancer des initiatives qui profitent à l'entreprise.
Par exemple, au sein de Renault Group, des collaborateurs très concernés par le sujet de la transition écologique et sociale de l’entreprise ont lancé de leur propre initiative, le projet-défi ZEN pour Zero Emissions Now. L’entreprise dispose déjà d’un plan climat axé sur la décarbonation et a beaucoup investi dans son offre de véhicules électriques. Cependant, ZEN a l’ambition d’aller plus loin : considérer l’écologie non comme un compromis pragmatique qui contraint et freine mais comme un gisement d’opportunités de marchés et d’innovations disruptives à la fois robustes et désirables.
En acceptant, voire en encourageant la friction, les entreprises peuvent exploiter cette force créative à bon escient. Les dirigeants ne devraient pas chercher à éliminer systématiquement la friction, mais plutôt à lui ménager une place, en particulier lorsqu’elle provient de collaborateurs engagés. Dans un monde complexe, il n’est pas possible pour la direction de tout faire seule, que des collaborateurs challengent et proposent d’autres voies possibles peut être une richesse lorsque l’on sait accompagner ces processus de conversation interne. En s'efforçant de ne pas éliminer les frictions, les entreprises se donnent l’opportunité d’élargir le champ des possibles de manière efficace.