Tout le monde parle de moi, mais personne ne me connaît. Je suis la culture d'entreprise.

Plus le terme de culture est mobilisé par l’entreprise, plus ses contours semblent devenir flous. Heureusement, il y a l’anthropologie.

Il y a 20 ans, Michel Crozier, père de la sociologie des organisations, se lamentait : “il y a peu de gens qui font réellement de l’intervention à partir d’une connaissance suffisante de la réalité profonde d’une organisation” (Canal Académies 2005). Comment rendre visible cette complexité, cette subtilité, le peu-visible de l’entreprise ?

Dans son livre Anthrovision, l’anthropologue Gillian Tett propose d’adopter la posture des sciences sociales pour observer la réalité vécue dans les organisations. Car si les entreprises veulent agir sur leur culture et déterminer ce qu'elle devrait être, il faut d’abord savoir ce qu’elle est réellement.

Se différencier pour engager

Problème : tout le monde parle de la culture d’entreprise en évitant soigneusement de la définir. La culture “n'est presque jamais considérée comme un concept problématique” (W. Batteau 2012, 57). C’est même le mot valise qui permet de parler de tout ce qui échappe au rationalisme managérial.

Godelier souligne cette équivoque : la culture d’entreprise désigne “tour à tour, une métaphore de la complexité, un levier ou un frein au changement, un cadre d’analyse pour l’action, ou parfois un simple discours d’embrigadement” (Godelier 2006). La “transformation culturelle”, en est un exemple saillant que l’on retrouve dans nombre d’articles de revues de business comme “comment transformer rapidement la culture de votre entreprise” (H. Cohen 2021).

Alors, qu’est-ce que la culture ? On peut la penser comme un ensemble d’éléments interdépendants : comportements, valeurs, représentations… Mais, dans une organisation, il est plus pratique de la définir par ses effets : elle est un moyen de différencier un “nous” et un “eux”. Les cultures d’entreprises se différencient entre elles moins par les éléments qui les composent (process, histoire, marché, forme d’organisation…) que par leur capacité à engager les collaborateurs dans une aventure commune.

Et si nous pensions tous comme des anthropologues ?

Pour permettre à tous les collaborateurs de s’inscrire dans cette aventure commune, Tett nous invite à penser comme des anthropologues. Parce qu’avant d’être une machine à produire de la valeur, nous avons oublié que l’entreprise est un fait social : “les entreprises ont commencé leur vie en tant qu’institutions sociales — et les travailleurs ordinaires préféreraient probablement que les entreprises restent ainsi” (Tett 2022, 226).

En réaffirmant les origines sociales de l'entreprise, nous comprenons comment des événements de la société viennent la pénétrer et la modifier : comment le sentiment d’urgence propulsé par le contexte VUCA a mis le sujet écologique à l'agenda par exemple (Tett 2022).

C’est une opportunité pour les entreprises d’élargir leurs champs de vision selon Tett, qui nous avertit du danger de tomber dans des modèles lisses et “bien délimités” (Tett 2022, 231). Pour naviguer les incertitudes qui caractérisent les enjeux des organisations, “nous avons besoin d'une vision latérale, et non d'une vision en tunnel” (Tett 2022, 231). Les entreprises doivent adopter une “anthro-vision”, porter sur elles-mêmes un “regard éloigné”, c’est-à-dire décentré, en mettant à distance leurs propres catégories de pensée (stéréotypes, idées reçues…) afin de comprendre les différents mondes qui la constituent.

Une “bonne” friction

Les entreprises, et notamment les multinationales, sont des lieux privilégiés de la rencontre interculturelle (Tsing 2005). À travers l'ethnographie de la forêt tropicale indonésienne, Anna Tsing expose par exemple le réseau complexe qui forme les entreprises et leurs externalités. Impacts sur le territoire, réseau de connexion avec les communautés locales, bassins d’emploi, ces rencontres produisent ce que Tsing appelle des “frictions” : des “qualités maladroites, inégales, instables et créatives de l'interconnexion à travers les différences” (Tsing 2005, 4).

À l’inverse, le discours de la mondialisation tente de lisser la friction inhérente à son fonctionnement avec des principes qui se veulent universels. Cependant, ils sont figés dans un contexte occidental, qui ne prend pas en compte l’altérité. En entreprise, une pulsion universaliste qui ne prend pas en compte l’altérité, empêche les collaborateurs de se réapproprier les engagements localement en les transformant.

Les managers tentent ainsi de réduire ces frictions pour dérouler une “stratégie globale”, consolider une culture unique. La friction est, au contraire, la manifestation d’un travail d’appropriation et d’adaptation : c’est la marque que la culture est en train de se produire (Tsing 2005, 6) !

La description avant la prescription

Alors que l’anthropologie s’est historiquement intéressée à la culture pour comprendre la diversité du phénomène humain (la culture comme moyen de décrire ce qui est), le monde des entreprises s'en est emparé de manière prescriptive : un ensemble de manières d’agir ou de valoriser des comportements permettant d’améliorer la performance de l’organisation.

Si les entreprises ont l’ambition de transformer leur culture, les concepts issus des sciences sociales sont de véritables outils pour accéder à une vision plus complète de cette culture, et à la réalité vécue des collaborateurs. Les concepts d’ “anthro-vision” et de friction permettent d’amorcer ce changement de paradigme. Reconnaître nos biais culturels, favoriser la diversité et utiliser les perspectives anthropologiques afin de voir notre monde sous un œil neuf, rend les aspects tacites qui façonnent les pratiques sociales plus visibles.

Olivia Lindsay
Diplômée d'un Bachelor en anthropologie socioculturelle de l'Université McGill, et un Master en anthropologie sociale de l'Université de Cambridge, Olivia s'intéresse particulièrement à l'anthropologie environnementale, l'alimentation, l'anthropologie de la France et le colonialisme. Elle a notamment mené des recherches sur des communautés agricoles touchées par des catastrophes naturelles au Panama, et écrit son mémoire sur le nouveau paradigme de la viti-viniculture dans le Languedoc-Roussillon. Elle est aujourd'hui chercheuse-consultante chez Eranos où elle est motivée par une volonté d'appliquer les méthodes et théories de l'anthropologie aux enjeux contemporains des entreprises.
Jean-Baptiste Blin
Jean-Baptiste est anthropologue, diplômé de l’Université Paris-Nanterre d’un master en Ethnologie, il est actuellement Consultant chez Eranos pour arpenter un nouveau monde : celui des organisations. Fondamentalement intéressé par la manière dont les hommes engagent des relations avec la nature, la technique, et la matière, il s’interroge aujourd’hui sur le rôle de l’entreprise dans ces interactions.

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Si je veux mener une bonne vie, ce sera une vie avec les autres, une vie qui n’est pas une vie sans les autres.
Judith Bulter, philosophe