Dès les années 1980, les plus brillants consultants en stratégie mettaient déjà en garde les hauts dirigeants sur l’écart entre la définition de la stratégie et sa réalisation. Le célèbre mantra Culture eats strategy for breakfast, attribué à Peter Drucker, révèle la relation de dépendance qu’entretiennent culture et stratégie.
L’entreprise peut bien faire de grandes réformes stratégiques, prendre des virages, encore faut-il que la stratégie s’appuie sur la culture pour obtenir des résultats. La stratégie va et vient, mais ce qu’a vraiment dit Drucker, c'est que “la culture est ce qui persiste dans le temps”.
Stratégie sans culture n’est que ruine de l’entreprise
Si le sujet reste peu compris, c’est parce que la culture est perçue comme un objet difficile à saisir, peu malléable et donc impilotable. A la place, une fausse évidence s’installe, qui anime de nombreuses équipes dirigeantes : “si la stratégie suscite de l’adhésion, alors elle modifiera la culture”.
Tout l’enjeu est de déconstruire cette fausse évidence, qui repose sur deux présupposés. On s’imagine d’abord que l’adhésion à une stratégie amène une transformation immédiate et massive des comportements, représentations, et habitudes collectives de l’entreprise. On voudrait ensuite qu’une stratégie soit engageante par nature, car elle est l’expression d’un horizon prometteur pour l’entreprise. Traduction : si ma stratégie est prometteuse, l’entreprise la suivra.
Nous n’avons jamais constaté que la culture suit docilement la nouvelle inflexion stratégique. Au contraire, nous avons plutôt repéré quatre faits qui invalident ce raisonnement :
- Une stratégie n’est pas engageante par nature. Elle est souvent définie par rapport à un marché. Sa compréhension suppose alors la maîtrise de codes d’analyse financière. Plus l’entreprise est grande, moins ces codes sont partagés à tous les niveaux.
- A l’échelle d’une organisation, une stratégie appartient au temps court (3 à 5 ans). Or, la culture d’entreprise est une donnée du temps long. On la reçoit en y entrant, on la transmet en partant. Il faut réconcilier les deux cycles.
- Une culture est constituée par des populations, des mondes, des imaginaires et des cultures que la stratégie ne peut pas traverser de façon univoque. Les différentes populations tenteront d'interpréter et de s’approprier la stratégie. Si elles n’y arrivent pas, il n’en restera rien.
- Pour un dirigeant éclairé, le succès de l’appropriation de la stratégie (et donc sa capacité d’engagement réelle), se mesure autant à l’altération qu’à la conservation du discours sur la stratégie dans ces différentes populations. Une bonne stratégie, comme les religions monothéistes, se diffuse grâce aux mariages qu’elle voudra bien faire avec les croyances locales, plus que par le rigorisme initial du texte.
Le Stratégomètre
Si la culture peut être un frein au déploiement d’une stratégie, elle peut également être un formidable levier de sa réussite. Notamment lorsque adhésion et appropriation sont alignées et que sa déclinaison est possible en fonction du contexte local. L’engagement naît de l'alignement entre la promesse, le sens, la reconnaissance, l’identité préalable de l’organisation et la possibilité d’action dessus (déclinaison).
Comment décliner sans se tromper ?
- “Facettez” votre stratégie. Lors de la rédaction des éléments de communication, identifiez quels sont ceux qui toucheront chaque population. Ex : Qu’est ce que ma stratégie signifie pour les équipes finances ? Quelles seront les conséquences pour ce site ? Pour obtenir des résultats fins et éviter les angles morts, Eranos construit la déclinaison stratégique du discours à partir d’entretiens qualitatifs avec chacune des populations.
- Mettez en culture votre stratégie. Votre stratégie ne sera séduisante pour vos populations que si vous créez de la familiarité, c’est-à-dire que vous cultivez dans votre discours un réseau de références connues de vos interlocuteurs ainsi qu’un horizon d’attente dans lequel les parties prenantes peuvent se retrouver. Ex : Pour générer de l’enthousiasme, les discours stratégiques évoquent souvent de grandes choses dans “le futur”. En ne caractérisant pas ce futur (sera-t-il celui de la crise énergétique ? politique ? ou celui des lendemains qui chantent ?), ce n’est pas un élan vers un futur souhaitable que l’on crée mais une absence de vision dans la direction.
- Impliquez (vous) dans le déploiement. La formation de groupes de travail réunissant différentes fonctions de l’entreprise est une étape capitale à la déclinaison stratégique. Il s’agit de trouver de petites actions concrètes qui font sens pour toutes les unités de l’entreprise et qui permettront de s’approprier la stratégie et d’en devenir ambassadeur. Eranos anime régulièrement des comités de pilotage pour découper et remodeler la stratégie avec l’ensemble des missions particulières qui composent la mission de l’entreprise (RH, Juridique, Régalien, Opérationnel).
Comment savoir alors si votre stratégie est la bonne : de bons résultats financiers, la satisfaction client ? Certes, mais dans quelles conditions : l’épuisement des collaborateurs, le manque d’authenticité ? Une stratégie valable pour votre entreprise dépend tout autant de l’atteinte de vos objectifs que de ses conditions de réalisation. C’est pour cela qu’il est impératif de socialiser les changements, pour déterminer la fin comme les moyens.