Il existe trois méprises sur ce que cela veut dire que de “vivre ensemble”. La première concerne ce que c’est, dans le fond, qu’une société ; la seconde concerne la manière dont nous y vivons. La dernière est plus insidieuse, et la source de notre confusion actuelle : la société, qui se regarde à partir de sa propre culture, ne dispose donc plus des bonnes idées pour s’évaluer elle-même. Regardons ces trois points pour essayer de comprendre ce qui ne marche pas dans nôtre société.
Qu’est-ce qu’une société?
On nous a appris que la société était l’ensemble des individus qui la composent (ou qu'elle était plus que la somme des individus qui la composent, d'ailleurs). Ce corps social s’ébroue aux heures du jour, et le frôlement des gens dans le métro, leur collaboration aux bureaux du travail, leurs discussions aux comptoirs des bars et des cafés, ce serait cela, la société : un rassemblement de corps, d'actes et de paroles.
❝La société est l’espace vide entre les gens❞
La sociologie dirait plutôt que la société est l’espace vide entre les gens. Un espace jamais résolu, jamais comblé. La société n'est pas un ensemble de choses, mais ce qui se trame entre elles. Un espace gardé ouvert et préservé, maintenu comme une friche afin que puisse s’accomplir le geste social.
La société est l’ensemble des gestes sociaux possibles, des gestes qui peuvent être accomplis : des gestes rêvés, des gestes attendus, des gestes convoités. C’est dans cet espace vide que peuvent se dérouler le désir, l’espoir, la confiance, la dette, les attentes, le regret.
Comment vivons-nous dans une société ?
Vivre en société, c’est s’occuper à investir son vide. Nous le faisons quotidiennement, sans nous en rendre compte. Nous nous faufilons entre ce que la société est, pour aller vivre pleinement dans ce qu'elle rend possible, dans ce que la société nous permet de devenir, de croire, d’escompter de l'avenir [Mauss].
Cependant, lorsque ces sentiments s’expriment en nous, un vieux fond, une vieille idée nous fait croire que nos croyances et nos attentes nous appartiennent, qu’elles sont le fruit du travail de toute une vie individuelle, que s’exécute là la démonstration de notre unicité. Pourtant, si vous parlez longuement à des dizaines de personnes autour d’un sujet précis, vous rencontrerez vite des redites, des refrains, des citations.
❝Vivre en société, c’est s’occuper à investir son vide. Nous nous faufilons entre ce que la société est, pour aller vivre pleinement dans ce qu'elle rend possible, dans ce que la société nous permet de devenir, de croire, d’escompter.❞
En grande partie, dans notre vie sociale, nous ne faisons que venir jouer le creux qui nous a été laissé. La société a en réalité un répertoire de formes. Nous puisons dans ce stock de connaissance à disposition [Schütz], un stock d’espoirs, un stock d’idées, un stock d’images. Ceux-ci passent au travers de nous, et nous allons les chercher pour pourvoir penser, juger, pour apprécier, pour reconnaitre, pour aimer. Cet ensemble de valeurs, d’images, c’est l’imaginaire.
Une société donnée s’organise autour d’un vide qui n’est pas neutre, c’est un vide fertile, un vide peuplé d'un nombre indéfini de moules, de types, prêts à être employés pour façonner les biscuits dont nous faisons commerce par la suite, ces devises symboliques en forme d’animaux, d'idées, d’éthiques, de principes dont nous pensons naturellement être l’origine, sans néanmoins nous étonner qu’ils soient reconnus par nos prochains, que nos idées si uniques soient pourtant si familières au reste du monde.
Quel est l’imaginaire dont nous sommes issus?
Quelle est la couleur, quelles sont les valeurs du grand imaginaire dont nous sommes issus ? On pourrait dire que c’est un imaginaire de maitrise qui court depuis le début du 17e siècle, avec Descartes, et s’effrite lentement depuis l’après Guerre. Cet imaginaire, ce vide particulier entre les gens de la société, s’appelle la modernité.
❝En détruisant la nature, en tuant le paysage et en accroissant les inégalités, la modernité est parvenue à corrompre tous les grands principes humains : le bien, le beau, le vrai❞
L’homme maître de lui et maître de la nature, le corps producteur et reproducteur, la volonté de domination et de prédation déléguée aux techniques et aux machines décrivent en peu de mots et sans clémence l’imaginaire moderne [Maffesoli]. Il n’est pas que cela, mais prenons ces traits pour ce qu’ils sont.
Cet imaginaire est la rive que les sociétés occidentales et extrêmes occidentales ont décidé de quitter. Collectivement, nous nous sommes rendus compte que cette modernité était invivable. En détruisant la nature, en tuant le paysage et en accroissant les inégalités, elle est parvenue à corrompre tous les grands principes humains : le bien, le beau, le vrai [Berque]. C’est cette idée que nous manipulons dans les discours écologiques, de quête de sens au travail, ou contre les fake-news.
Quel est notre imaginaire à nous ?
Nos générations ont hérité de ce mythe, nous y puisons nos idées, nos valeurs. Il est, pour beaucoup d’entre nous, le “vide” à partir duquel nous pensons, avec ses possibles, ses mots, ses obligations.
Mais nous souhaitons aussi quitter cet imaginaire, nous en écarter le plus loin possible, nous étant rendu compte de son aspect néfaste. Le problème c’est que nous ne savons pas quoi mettre à la place ! Nous avons pour ainsi dire “le cul entre deux mythes”.
C’est pour cela que notre époque ressemble à un poulet sans tête. Nous savons ce que nous ne voulons pas, mais nous ne savons pas quoi mettre à la place. Si on le dit en termes ennuyeux, cela s’appelle une énantiodromie, une course (—dromie, comme l’hippodrome) dans le sens contraire de la chose (énantio—, comme les éniantomères de la chimie avec des structures opposées) [Jung]. Nous refusons donc en bloc l’ancien monde, mais nous ne savons pas par quoi le remplacer.
C’est un peu le fond des mouvements Occupy, qui viennent s’opposer à l’inertie d’une machine administrative ou politique, mais sans proposer de solution de remplacement [Žižek]. On occupe l’espace pour freiner l’inertie qui le meut, pour dire qu’il ne peut décemment pas poursuivre son chemin. Pas pour le remplacer par un autre système ou un autre programme.
Cette caractéristique de notre époque la rend difficile à nommer. On peut dire postmodernité ou modernité liquide par exemple. Ce sont des conventions.
❝Nous avons pour ainsi dire “le cul entre deux mythes”❞
Pourquoi vivons-nous dans une société en défaillance ?
Ce qui compte, c’est la raison des défaillances qui s’y déroulent. Ayant tout appris de la modernité, donc du mythe que nous quittons, nous jugeons aussi la postmodernité à l’aune des outils de la modernité. Les gens font ce qu’ils peuvent, avec ce qu'ils ont, c’est une leçon importante de la vie.
Ainsi, la modernité nous fait chercher un programme, un projet, une vision claire dans ce qui est en train de s'y substituer. Nous avons appris à attendre des solutions rationnelles à nos problèmes. Mais la réponse que donne notre société, c’est la forme communautaire. Ni son projet, ni ce que nous allons accomplir en nous rassemblant dans les cosplays, les comic cons, les festivals, mais juste une forme, un être-ensemble qui s’épuise dans sa réalisation. Là où nous attendons un argument rationnel, nous ne nous donnons qu’une forme sans direction.
Je pense souvent à l’argument de l'idole et du sac de sable. Nous essayons de remplacer l'époque révolue par quelque chose qui lui sera identique, parce que nous ne sommes pas capables d'imaginer autre chose, tant nous sommes fascinés, piégés par elle, comme Indiana Jones qui essaie de remplacer l'idole par un sac de sable. Il n’existe jamais d’équivalence précise entre deux objets du monde. Leurs structures intimes sont dissemblables, et croire qu’on pourra tromper l’habile conscience collective finit toujours par ce qu’une grosse boule nous poursuive dans un corridor piégé.
Notre société est en défaillance parce qu’elle s’adresse à elle-même en utilisant deux registres qui ne sont pas compatibles. Deux grammaires qui ne sont pas de la même langue. Elle se demande quel grand récit, quelle structure politique, quel projet pourra remplacer celui de domination de l’homme, ce à quoi elle se répond à elle-même par des formes sensibles, affectives, touffues. Nous n’avons pas encore appris la langue avec laquelle sommes en train de nous parler.
La grammaire diurne de la modernité à partir de laquelle nous lisons la réponse que nous nous donnons à nous-même ne parvient pas à comprendre que la grammaire nocturne de notre époque est déjà une réponse. Elle n’est pas un programme, mais elle est une forme sociale pleine, qu’il nous appartient de reconnaître pour ce qu’elle est, même si elle est étrange et inquiétante — justement parce qu’elle est étrange et inquiétante !
C'est cela, la bonne nouvelle que nous refusons de recueillir : le fait que l’ordonnancement des choses nous échappe est justement la preuve tant recherchée que le monde change.