Californie, été 2020. 8000 incendies emportent 4,3 millions d’acres de forêts. Les pompiers reçoivent deux directives : la première, se rassembler en campements, serrer les rangs et arroser. La seconde : se distancier et casser les rangs pour ralentir la diffusion du COVID-19. On ne peut pas éteindre les feux et se protéger de la pandémie.
Stupeur & Engagement
Dans les supermarchés français, en 2022, des affichettes expliquent que les œufs élevés en plein air sont temporairement issus de poules confinées, du fait de la grippe aviaire. L’huile de tournesol contient désormais de l’huile de colza, de palme, et des graisses animales, du fait de la guerre en Ukraine. Impossible de mettre à jour les emballages dans les temps, du fait d’une grève dans des usines finlandaises. On ne peut pas garantir la confiance des consommateurs et continuer à les approvisionner.
Partout dans le monde, au croisement de la crise sanitaire et du bouleversement des modes de travail, le télétravail s’installe dans les entreprises. Chacun réorganise sa vie pro et sa vie personnelle : télétravail le lundi et le vendredi pour certains, le mercredi pour d’autres, télétravail complet ou présence complète… Mais les collaborateurs expriment des attentes parfois irréconciliables entre elles : être là quand les autres sont aussi là, vivre une aventure humaine alors que les autres sont derrière un écran.
Toutes ces situations, où il est devenu clair qu’on ne pourrait pas “tout avoir”, c’est la polycrise.
Crises mutuellement exclusives
Qu’est-ce que la polycrise ? “Ce n’est pas seulement une multitude de crises qui arrivent en même temps”, précise Adam Tooze, historien de l’économie à la Columbia University. La polycrise est une situation où l’ensemble de ces crises est “plus dangereux que la somme de ses parties”.
La polycrise ce n’est donc pas seulement une addition des crises inflationniste, climatique, géopolitique comme en Ukraine, énergétique, sanitaire… C'est une tempête parfaite, alimentée par les effets contradictoires que ces crises ont entre elles.
Pourquoi maintenant ?
Depuis la révolution industrielle, notre économie prélève dans l’environnement plus de ressources que disponibles. En 2022, le Jour du Dépassement a eu lieu le 28 juillet. Après ce jour, la planète “puisait dans ses réserves". Parmi les 9 limites planétaires suivies par le groupe de recherche de Johan Rockström, 6 sont déjà franchies.
Le modèle extractiviste de nos sociétés a donc accumulé de la dette envers notre milieu. Dette écologique, mais aussi sociétale : la confiance des européens envers les entreprises est en déclin depuis les années 90 (GSS). Nous nous méfions de plus en plus des nouvelles technologies, décrédibilisées par les conséquences des médias sociaux (Ipsos). La dette la plus importante concerne les promesses d’avenir : 56% des jeunes de 16 à 25 ans pensent que “l’humanité est condamnée” (The Lancet). “Cette polycrise s’étend de l’existentiel au politique en passant par l’économie, de l’individuel au planétaire en passant par familles, régions, Etats” conclue Edgar Morin. Le “S” de RSE prend de l’ampleur.
A force de “mettre sous le tapis” ces dettes, nous avons saturé la capacité de notre milieu à les absorber. Chacune des crises que nous traversons peut donc être vue comme une manière pour notre milieu de rééquilibrer les dettes que nous avons contractées envers lui.
Hiérarchie des renoncements
La polycrise nous oblige à changer de paradigme de pensée. Elle amène une idée nouvelle : notre destin n’est pas d’avancer vers le progrès en résolvant un à un les défis de l’Histoire. Dans un monde où on ne peut pas tout avoir, notre destin est de choisir les défis que nous voulons relever en priorité, en reconnaissant que certains combats ne seront pas remportés.
De nouvelles questions se font entendre : qu’est ce qui est important ? Qu’est ce qui est vital ? Est-ce que mon métier est plus important que mes amis ? Faut-il choisir entre essentialisme et austérité ? Et que répondre à nos enfants lorsqu’ils demandent “papa, maman, qu'est ce que vous avez fait pour sauver la planète ?”
En sortant de l'imaginaire du progrès (croissance, résolution de tous les problèmes, maîtrise de l’homme sur lui-même et sur la Nature…), nous nous retrouvons à mettre en place une “hiérarchie des renoncements”. Une ère de l’éthique s’ouvre : que faut-il privilégier, sauvegarder, soutenir, développer, délaisser, arrêter ? De quoi devons-nous nous abstenir, ou nous défaire ? Comment ne pas céder à la sidération?
Sortir de la paralysie
Faut-il nous habituer à cette situation ou changer notre regard ? Est-elle la nouvelle norme, ou n’est-elle que passagère ? Mais surtout : comment donner envie de vivre, d’échanger, de communiquer et d’inventer malgré l’incertitude ? Quelles compétences mobiliser pour sortir de la paralysie ? Comment rediriger les forces de l’entreprise vers la résolution des nouveaux problèmes de société, sans mettre en danger son développement économique ?
La polycrise nous épouvante, nous statufie, nous plonge dans le désemparement. Pourtant, la tête de la Gorgone dans la mythologie est toujours fertile. Les pressions contraignent les systèmes à engendrer les bases de leur propre transformation. Les crises peuvent provoquer des réactions salutaires d’ingéniosité, d’intelligence et d’engagement. Les catastrophes sécrètent des élans de solidarité. “Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve” comme disait Friedrich Hölderlin. La question n’est pas de savoir si nous saurons ne pas gâcher la polycrise, mais comment naviguer et prospérer dans ce nouveau défi.