Un mille-feuille. Voilà ce à quoi ressemble notre monde. Plus que jamais nous pouvons constater des empilements et proximités de choses parfois inattendues, et paradoxales. Parmi ces choses, la plus troublante est le voisinage de grandes richesses et de désastres imminents — parfois dans une même entreprise des externalités côtoient des résultats mirobolants. Nous avons donc produit, probablement malgré nous, un système par lequel nous sommes capables d’engendrer des performances économiques et des dynamiques de progrès notables, tout en engendrant des pertes abyssales.
Définir la valeur produite par nos activités est donc un exercice difficile, et qui semble manifestement devoir être reformulé. Les indices habituellement utilisés ne sont plus à la hauteur de l’époque, et nous masquent une réalité dont les conséquences désormais sont flagrantes. Cette notion de valeur a fait l’objet à la fois de critique et d’un travail de transformation. De nouveaux indicateurs émergent, et questionnent directement les modèles économiques des organisations. Car si la question du modèle est essentielle, elle pointe un autre paradoxe.
Pourquoi cette prise de conscience récente et les correctifs tardifs sur la toxicité des organisations ne fait pas davantage émerger la puissance et l'efficacité des modèles mutualistes et coopératifs, qui ont prouvé, par leur résistance à bon nombre de crises, qu’ils constituent une proposition à la fois forte et non alternative au modèle économique conventionnel ? Se poser la question de la valeur, c’est se rendre compte que le mutualisme a peut-être déjà répondu en partie à ces questions, depuis plus d’un siècle, de manière sinon muette, en tout cas souvent loin des projecteurs. Ces quelques lignes ont donc cet enjeu, questionner la pertinence des modèles mutualistes dans un contexte de transformation de la définition de la performance de nos organisations.
La valeur est morte. Vive la valeur!
Le roi est nu ; et le contexte est désormais connu, il faut transformer les organisations. Fondamentalement. Les indices affluent et nous y conduisent invariablement. On peut voir trois types de pressions.
La première est donnée par l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise qui l’amène à se modifier. Clients, salariés, environnement médiatique. La place de l’entreprise se modifie et l’esprit du temps est d’élargir la valeur perçue des entreprises sur des critères d’utilité sociale, de responsabilité élargie, de qualité d’impact, à travers des récits parfois très variés — environnement naturel, nature sociale, capital mémoriel et culturel, qualité de relation et de considération… — mais qui tous convergent vers la démonstration de la prospérité de l'entreprise dans la relation avec ses publics. Ici, les labels, badges, certifications sont légions, parfois surdimensionnées, voire incantatoires.
La seconde motivation pour réactualiser la formulation de la valeur économique est le contexte réglementaire. L’année 2024 a vu les applications de bons nombres de contraintes assez strictes — le CSRD n’étant qu’un exemple parmi d’autres — qui élargissent de fait la définition de la performance. Plaçons ici également une réglementation implicite qui est celle des classements centrés sur l’impact, souvent très prescripteurs pour l’activité de l'entreprise. Enfin, notons les exigences de transparence de la part des actionnaires, et les normes de certification qui font passer le sujet des indicateurs de valeur de la direction de la communication à celle des finances.
La troisième pression est la réalité économique qui s’exerce naturellement sur l’entreprise. Dénier plus longtemps les externalités sociales et environnementales ferait peser sur l’activité de l'entreprise un risque de plus en plus lourd. L’entreprise peut considérer, au-delà de tout cynisme, que la préservation, voire la régénération de la qualité culturelle, sociale et environnementale de ses marchés est la condition première de sa propre survie et de la pérennité de ses activités. Ici, l’élargissement de la notion de valeur est également un jeu stratégique majeur sur le moyen et long terme.
A ces trois pressions répond le mutualisme, modèle qui parle à voix basse, ou qui n’est pas toujours identifié comme une réponse probante à ces situations, alors même qu’il est probablement une préfiguration de ce qu’allaient devenir les entreprises à mission.
Solidité et résilience
Le mutualisme est un modèle économique encore largement méconnu, y compris parfois au sein du secteur mutualiste lui-même. Pourtant, il répond directement aux crises de confiance et de qualité relationnelle qui affectent la société, les marchés et le management. En ce sens, il étend à des questionnements sociétaux une réponse qui se révèle viable et performante.
Sur un plan sociétal, le mutualisme prend une place qui s’est révélée vacante depuis le tournant des années 90. Repensons à l’idée de providence, qui en est l’origine profonde, et qui est d’abord une puissance divine sous l’ancien régime, laïcisée sous forme de l’organisation de l’Etat au XIXe siècle — l’état providence — pour devenir in fine un système assurantiel de solidarité. Ce déplacement révèle aujourd'hui que, dans un contexte de crise perçue du régalien par les citoyens, et dans une situation de représentation démocratique fragilisée, les dynamiques portées par le mutualisme telles la proximité, la gouvernance partagée et la qualité d'engagement sont très fortes, même si elles sont encore marquées par des logiques de discrétion affinitaires. Cette culture entre en résonance avec les réflexions plus récentes sur les modèles de société à mission.
Sur son aspect économique, le mutualisme a montré concrètement ses performances et sa capacité de résilience aux situations de crise. La crise de 2010 aura été le moment le plus probant. La gouvernance non soumise aux versatilités d’un actionnariat étendu, la stabilité capitalistique et la faible exposition aux produits dérivés complexes ont préservé la solidité des établissements bancaires et d’assurance. Après la crise, les mutualistes se sont révélés nativement plus proches des nouvelles contraintes réglementaires (Bâle III et Solvency II notamment). Enfin, les orientations, même partielles, vers la finance durable et l’investissement dans les modèles régénératifs, contribuent à entretenir à la fois une culture commune avec une part grandissante de la population européenne, ainsi qu’un engagement plus marqué avec les économies territoriales de proximité.
Un pacte managérial à la hauteur de l’époque
Le mutualisme est aussi un système managérial et une culture du travail. Dans un moment où les sujets d’engagement fragilisent les entreprises conventionnelles, par les phénomènes de désengagement ou de turn over des collaborateurs, le modèle mutualiste bénéficie d’un pacte managérial différent, avec un périmètre de valeurs, une promesse de valorisation territoriale, une pérennité d'activité qui joue à la fois au recrutement et au plus long terme dans la relation managériale. Là encore, l’épisode sanitaire du Covid a révélé la forte considération des mutualistes pour des thèmes jugés sociétaux pour d’autres – aidance, santé mentale, intergénération, proximité. Poursuivant depuis, les organisations mutualistes ont largement devancé, dans le contexte de vulnérabilité de la société, les débats sur les logiques de qualité relationnelle et d’économie de la considération, sans perdre pour autant l'impératif de performance économique.
Le débat sur la définition de la valeur d’une organisation peut donc bien ainsi se prévaloir de l’éthique mutualiste afin de participer à une injonction de l’époque, qui tend à permettre de mesurer les grandes transitions, notamment celle qui commute les modèles extractifs vers d’autres modèles plus contributifs.