Pouvez-vous vous décrire rapidement ?
Je suis le co-fondateur d’Eranos, un cabinet de conseil qui met la société au coeur de l’agenda des entreprises. Je suis sociologue, j’enseigne à Sciences Po Paris, à l’Ecole de Management et d’Innovation, et j’accompagne de manière opérationnelle les entreprises à trouver leur place dans ce nouveau monde.
Quel sont vos sujets de prédilection ?
Une révolution de l’ampleur de la transformation digitale des années 2000 touche les entreprises aujourd’hui, c’est la transformation sociétale. Cette fois, ce n’est pas une technologie qui oblige les entreprises à changer, c’est l’espace même dans lequel elles opèrent : la société. Mon plus grand “dada”, c’est donc de permettre aux entreprises de s’assurer qu’elles répondent à ces nouvelles attentes et ces nouveaux besoins.
Quelle est serait un sujet émergent qui pour vous va être important dans notre très proche futur ?
Bien souvent, les entreprises produisent des externalités négatives, mais malgré elles. Une culture qui fait partir les talents, des innovations marginales qui épuisent la confiance de leurs clients ou des services qui amenuisent leur attention. Etant donné l’impact qu’ont les entreprises sur nos vies, leur action participe à rendre le monde plus habitable ou moins habitable. Je crois donc que le sujet le plus important de notre époque, c’est la question de l’habitabilité du monde. C’est un mot un peu difficile à dire, mais crucial : l’ “habitabilité”, c’est la capacité du monde à pouvoir être habité par nous (et par les millions de formes du vivant dont nous dépendons). J’ai considéré ce problème si important que j’y dédie mes séminaires à Sciences Po.
❝Cette fois, ce n’est pas une technologie qui oblige les entreprises à changer, c’est l’espace même dans lequel elles opèrent : la société ❞
Quels sont ses enjeux ?
Le plus grand enjeu de l’habitabilité du monde, c’est l’action écologique. Nous croyons à tort que les conditions du monde sont stables. Demain sera comme aujourd’hui, nous pourrons donc agir demain. Cependant — et nous en avons des exemples frappants — si les conditions de la vie deviennent plus rudes (du fait d’une guerre, d’une vague de chaleur, d’une baisse de notre capacité à nous accorder de l’attention aux uns et aux autres), il devient aussi de plus en plus difficile d’agir. Les décisions seront plus difficiles à prendre dans un monde moins habitable. Et cela constitue, à mon sens, l’angle mort de l’écologie. Il faut qu’il y ait encore un monde pour pouvoir le sauver.
Quels changements, opportunités cela peut apporter ?
Nous possédons d’incroyables puissances d’action : ce sont les entreprises. Des organisations humaines fantastiques, capables de produire des millions d’objets, de déployer très vite des services qui changent nos vies. Il suffirait de coupler la production de l’entreprise avec l’habitabilité du monde, et de mesurer sa performance à ce qu’elles rendent le monde plus habitable. Cela peut commencer très simplement : au lieu de se jeter sur tous les moyens possibles pour réaliser sa mission (par exemple “lever des millions, mettre en place des modèles de data et de targetting, pour vendre de la livraison de course en 10mn”), il faut nous demander “si la fin justifie les moyens, qu’est-ce qui justifie la fin ? (“est-ce que le fait de recevoir ses courses en 10mn rend le monde plus habitable, quand on prend en compte la grande dépense humaine et énergétique que cela déporte dans la société”).
❝Il faut qu’il y ait encore un monde pour pouvoir le sauver.❞
Quels sont les freins, les dangers ?
C’est la peur que la transformation sociétale soit découplée de la croissance économique. La peur que toutes ces nouvelles attentes de la société que doit remplir l’entreprise (comme l’arrivée de la comptabilité extra-financière, les demandes de sens des nouvelles générations, des produits vitaux et pas gadgets…) soient des centres de coût, et qu’ils inhibent l’innovation. Il s’agit là au contraire de relais de “croissance”, ou plutôt de relai de prospérité. Dans la prospérité, il y a de la rentabilité, mais il y a aussi du bien-être, de l’être-ensemble, de la joie, de l’invention, de la convivialité… Nous devons donc trouver ces nouveaux modèles de prospérité, pour, comme dirait l’économiste Colin Mayer, “résoudre des problèmes de société de manière profitable, sans profiter de la création de nouveaux problèmes”.
Qui sont les acteurs sur ce marché ?
Idéalement, toutes les entreprises seraient en train d’effecter à grande vitesse cette transformation sociétale, sans l’aide de personne. Mais cela est plus naturel pour certaines que pour d’autres, en fonction de leur maturité, de l’état dans lequel elles sont sorties de la crise sanitaire, de la pression qu’exercent sur elles les pénuries de matières premières, ou les actionnaires, ou simplement en fonction de la nature de leurs produits. Etrangement, les acteurs les mieux lotis sur le marché sont ceux qui ont pour socle les sciences humaines, les sciences qui prennent en compte la complexité des humains et de leur habitat.
❝Si l’entreprise amène quelque chose à la table du monde, comment s’assurer qu’elle amène quelque chose de bon ?❞
Comment êtes-vous rentré en contact avec cette problématique ?
J’accompagne avec toute l’équipe d’Eranos des grandes entreprises depuis 17 ans. Nous avons des sociologues, des philosophes, des designers… mais pas de parti-pris. Tout ce dont nous venons de parler, ce sont des problèmes que nous avons vu naître dans les entreprises. Ce sont les préoccupations de vos DG, de vos COMEX, de vos collaborateurs. La question qu’ils se posent est la suivante : “si l’entreprise amène quelque chose à la table du monde, comment s’assurer qu’elle amène quelque chose de bon ?”. Quand la réponse est “oui”, le business suit.
Ou peut-on en savoir plus ?
Dans le Centre de Connaissances du site d’Eranos ! Il y a des conférences, des TEDx, des podcasts, des articles qui détaillent les conséquences de ce problème sur différents secteurs, du Food & Bev au Luxe en passant par l’immobilier, et la bancassurance.
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