Le télétravail nous engage-t-il ou nous désengage-t-il ?

Une cartographie des controverses

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L'expansion des technologies numériques et l'augmentation des professions reposant sur l'informatique, combinées à la distanciation sociale obligatoire de la pandémie de covid19 ont ancré le télétravail comme une nouvelle norme pour beaucoup et modifié la façon dont nous imaginons l'avenir du travail. Pourtant, le télétravail reste un sujet controversé pour de nombreux cadres et dirigeants, syndicats et collaborateurs.

Pour certains, c’est est une pratique troublante, un poison lent pour les interactions sociales. Pour d’autres, il est si indispensable que c’est un critère de choix de l’employeur. De nombreuses entreprises l’ont intégré après la pandémie, mais un mouvement de retour en arrière apparaît. Le verdict est-il tombé quant à savoir si les avantages l'emportent sur les inconvénients ? Que disent les résultats des études sur la productivité ?

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Comprendre les frictions

Dans tous les cas, il très difficile de ne pas projeter sur le télétravail nos propres préoccupations idéologiques (individuelles ou collectives) concernant la valeur sociale du travail. C’est aussi un sujet sensible dont il est très difficile de parler ouvertement : il touche à l’intime (le chez-soi, la vie personnelle et privée, la possibilité de pouvoir se retirer des espaces contrôlés par l’entreprise), et est souvent ressenti comme un acquis social, un droit, un dû.

Pour explorer la diversité de points de vue des acteurs (collaborateurs, managers, dirigeants, experts) prenant part au débat, nous avons mobilisé la méthode de la cartographie des controverses sur le télétravail — selon la méthodologie mise en place et enseignée par le sociologue Bruno Latour. Notre carte présente une synthèse des quatre thèmes principaux qui apparaissent dans le débat sur la valeur du télétravail : la productivité, la créativité/collaboration, le bien-être, et l’égalité.

Productivité

La majorité des préoccupations liées à l’évolution du télétravail dans les entreprises et dans le grand public se résume à la question de la productivité. Il a été largement avancé que le risque du télétravail est que les collaborateurs soient moins productifs dans leur travail en raison de l'augmentation des distractions à la maison et du manque de ressources et de structure fournies par l'environnement de travail. Le manque de supervision, voire de surveillance, des managers sur leurs employés lorsqu'ils télétravaillent est la source de résistance historique à son adoption.

La communauté scientifique n'est pas encore parvenue à un consensus définitif. Certaines recherches indiquent une stabilité, d’autres une augmentation, d’autres une diminution de la productivité des collaborateurs à distance. Les chercheurs identifient une amélioration de la santé mentale et du bien-être (due à des facteurs tels qu'un meilleur sommeil et de meilleures habitudes alimentaires, plus d'exercice, un environnement de travail plus confortable ou plus “vert”) comme raisons principales de l'augmentation de la productivité. Certaines études constatent une baisse de la productivité pendant le télétravail pour les tâches que les collaborateurs jugent "ennuyeuses", alors que pour les tâches plus créatives, les chercheurs ont constaté une augmentation de la productivité.

Collaboration

Un argument central dans la controverse autour du télétravail concerne son impact sur les relations sociales et donc sur la collaboration créative entre collègues. Si certains managers déplorent la réduction des réunions ou des événements en personne, les collaborateurs estiment plutôt que ces réunions sont une utilisation peu productive de leur temps. Les études remontent que les collaborateurs préfèrent les interactions en face à face, mais elles soutiennent aussi l’idée que la vidéoconférence, le chat et même le téléphone permettent une communication suffisante des informations.

Certains managers affirment cependant que la valeur des interactions informelles en face à face entre collègues (la "théorie de la fontaine à eau" dans la pensée anglo-saxonne) est essentielle pour créer une cohésion d'équipe et, en fin de compte, une collaboration plus fructueuse. Des recherches suggèrent en effet que, dans le cadre du travail à distance, la communication, en particulier les micro-interactions entre collègues, ralentit et nuit donc aux performances de l'équipe. Les micro-interactions aident les collègues à se familiariser et à se faire confiance.

Une autre inquiétude concerne l'encadrement, l’onboarding et le mentorat des collaborateurs juniors. Un argument soutenu par des résultats de recherche montrant une diminution significative du retour d'information fourni pendant les interactions de l'équipe de télétravail.

Le télétravail n’est pas un facteur d’engagement au travail. C’est un révélateur de l’engagement ou du désengagement de l’entreprise.

Bien-être

Le rôle du télétravail sur le bien-être des collaborateurs est aussi débattu. Les détracteurs du télétravail affirment qu'il réduit les interactions sociales et isole de nombreux collaborateurs. Ils soutiennent également que l'absence de distinction claire entre les espaces privés, domestiques, et les espaces de travail peut conduire à un brouillage des sphères, rendant plus difficile pour les collaborateurs de se déconnecter psychologiquement de leur travail. Une autre préoccupation est la surveillance potentiellement accrue à distance des actions des collaborateurs par leurs employeurs pendant le télétravail, ce qui entraîne du stress et de la méfiance.

D'un autre côté, la majorité des arguments en faveur du télétravail reposent sur l'affirmation qu'il permet un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée pour tous les employés (y compris les cadres et les dirigeants). Le temps supplémentaire permet aux collaborateurs de prendre soin d'eux-mêmes (sommeil, exercice physique, cuisine) et de ne plus avoir l'impression que le travail empiète sur leur temps libre en raison des trajets domicile-travail. Le télétravail donnerait donc aux collaborateurs un plus grand sentiment d'autonomie dans l'organisation de leur temps. Une prépondérance de preuves appuie la corrélation entre le télétravail et une plus grande satisfaction au travail (donc moins de turnover) et une réduction globale des niveaux de fatigue et de stress pour tous les types d'employés.

Egalité

La mise en place du télétravail dans les organisations suscite des questions autour des risques d’inégalités. Une des inégalités présumées dans le débat est celle qui sépare les emplois considérés aujourd’hui comme « télétravaillables » de ceux non « télétravaillables ». En France, un tiers des postes, sinon plus, serait télétravaillables. L’accessibilité au télétravail réservée seulement à certains profils (cadre, nature du métier…) pourrait engendrer un sentiment d’injustice face à cette différence de flexibilité offerte. Certains grands groupes ayant fait face à cette problématique, ont réduit le nombre de jours de télétravail ou opté pour une réduction du temps de travail (par exemple un modèle de semaine de quatre jours).

L'influence du télétravail sur l'égalité de genre est peut-être le facteur le plus complexe à évaluer. Certains affirment que sa généralisation, dans la mesure où il permet aux employés d'atteindre un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, ouvrira la voie à l'amélioration de la vie des parents. C'est particulièrement le cas pour les mères qui travaillent et qui continuent à supporter le poids d'un travail domestique accru ainsi que les répercussions négatives de la parentalité sur leur carrière. En effet, la flexibilité offerte par le télétravail semble être un facteur important pour les femmes, puisque les études montrent que les femmes recherchent et postulent plus souvent à des emplois à distance ou hybrides.

D'autre part, plusieurs études montrent que les effets secondaires négatifs du télétravail sont accrus pour les femmes, car le travail domestique continue d'être réparti de manière inégale selon le genre. L'augmentation des pratiques de télétravail chez les hommes et les pères n'a pas conduit à une augmentation de leur implication dans les responsabilités domestiques et parentales, d’une manière générale. De nombreuses femmes déclarent souffrir d'un manque de démarcation claire entre les espaces professionnels et personnels lorsqu'elles télétravaillent, et ne pas disposer d'un environnement ou de conditions adéquates pour se concentrer sur leurs tâches professionnelles. En outre, en Europe, les femmes télétravaillent 10% de moins que les hommes en raison des disparités professionnelles entre les sexes (types de domaines et de positions hiérarchiques généralement occupés par les hommes et les femmes).

Révélateur du degré d’engagement

Le télétravail n'est pas une situation "unique". Il prend diverses formes et a donc des effets variables en fonction des circonstances. Étant donné que le télétravail est devenu un critère important pour les employés, les entreprises se doivent de co-concevoir un modèle à même de répondre à la fois à leurs besoins, et à son modèle économique et culturel. Les formes hybrides semblent les mieux adaptées, et reflètent les souhaits de la plupart des employés.

La recherche scientifique sur le sujet met en évidence un point essentiel pour les employeurs : le télétravail n’est pas un facteur d’engagement au travail. C’est un révélateur de l’engagement ou du désengagement déjà existant au travail. On observe majoritairement un renforcement des comportements déjà en place : pour les employés désengagés, le télétravail peut exacerber la situation, alors que pour les employés engagés dans leur travail, le télétravail n’est pas un frein à leur engagement, il peut même le renforcer. Les entreprises devraient donc éviter de faire du télétravail un bouc émissaire des problèmes de désengagement et plutôt développer des initiatives plus fortes (pratiques, culture, leadership) pour saisir l’opportunité d’ouvrir le dialogue et favoriser l'engagement des collaborateurs en personne.

Eranos
Eranos est un cabinet de conseil en stratégie fondé en 2005 et spécialisé dans la transformation par la culture. Nous utilisons les sciences sociales pour aider les organisations à se préparer aux évolutions culturelles et stratégiques, à concevoir des stratégies basées sur la valeur et à impliquer leurs parties prenantes dans la réalisation de ces objectifs.

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— G.K. Chesterton, vie de Saint-Francois d’Assise