L'amour ne s'accumule pas, il se dépense.

Notre rapport aux objets à déteint sur notre rapport à l'amour : accumuler, optimiser, posséder. Le trésor amoureux est devenu thésaurisation des unités d'amour... Mais l'amour ne se consomme pas, il se consume.

La mesure est l’origine de la loi, elle ordonne le monde invisible en créant une forme visible. Mais peut-on mesurer l'amour, ou le règlementer ?

Lorsque l’on s’interroge sur ce qu’aimer veut dire, il s’agit souvent d’évaluer avec quelle profondeur et quelle sincérité on déploie son attachement à l’autre. Peut-on objectiver l’amour, ce sentiment si intime et indescriptible ? L’idée de contrôler nos émotions a de quoi rassurer l’homme Moderne qui s’est employé à ériger à son plus haut sommet l’art de la mesure de l’immesurable : combien d’argent suis-je prêt à dépenser pour l’être aimé ? Combien de temps cela va durer ? Cette disposition quantitative du rapport à l’amour rejaillit indirectement sur les réseaux sociaux où chacun est mesuré en quantité de likes, d’étoiles ou de matchs. Evaluer dans le but d’objectiver, se donner une image imparfaite mais saisissable d’un sentiment si mystérieux.

La mesure est l’origine de la loi (Carl Schmitt, 1950), elle ordonne le monde invisible en créant une forme visible. Découper, parcelliser, répartir. Mesurer l’amour, c’est donc lui donner un cadre, des règles, et par là même un ordre. Le commerce amoureux est devenu au fil du temps une économie de l’amour et, ce faisant, une continuité de la marchandisation des échanges. La Saint-Valentin, les mariages, les lunes de miel sont autant de célébrations rituelles qui s’inscrivent de plain-pied dans une consommation effrénée, parfois irrationnelle, au nom de l’amour.

Le trésor amoureux devient thésaurisation des unités d'amour.

De ce processus d’objectivation de l’amour nous vient l’illusion qu’on pourrait l’accumuler, à l’image de n’importe quel bien marchand. Voire qu'il prendrait de la valeur en s’accumulant. Le trésor amoureux devient thésaurisation des unités d'amour. Un fantasme alimenté par la conception archétypique de l’amour issue de la Morale judéo-chrétienne. Vision du monde où Dieu seul est amour ; aimer l’autre est un prétexte à aimer Dieu. Ainsi, plus on aime l’autre, plus on sauve son âme. Au fond, cette économie des preuves d'amour est une économie du Salut. Dans notre commerce compulsif des preuves de l'amour, nous trouvons la démonstration matérielle des signes de la rédemption.

Consumer plutôt que consommer

A cette équation « marchandisation + salut éternel » qui marque le sceau de notre Modernité, s’oppose une conception plus vitaliste : polyamour, influences du tantrisme, communautés sexuelles… de nombreuses expressions culturelles cristallisent un mythe de l’amour dont la caractéristique principale est l’érotisme. Cette structure d’opposition amour chrétien/amour érotique a été identifiée par l’historien Denis de Rougemont. C’est d’abord le romantisme et la littérature sur l’amour-passion qui ont réintroduit le corps et la sexualité dans le rapport à l’amour, inscrivant la destinée amoureuse dans une tragédie de l’amour impossible (Tristan et Iseut) et de l’amour tabou (Robert Musil, 1943). Aujourd’hui, les manifestations contemporaines de l’amour s’inscrivent dans un « éternel présent » (Michel Maffesoli, 2000).

Amour qui se célèbre au présent, se gaspille, se dilapide, se détruit, se défait de sa part maudite

Les générations actuelles ont de plus en plus conscience que l’amour est éphémère, qu’il se consume davantage qu’il ne se consomme. Vivre intensément le moment plutôt que d’épargner l’avenir : Skin Parties, Burning festivals, cultures du risque, sont autant d’expressions de ces effervescences populaires qui (ré)introduisent le mythe dionysiaque avec de nouveaux rituels, de nouveaux codes, de nouvelles valeurs : les sincérités successives plutôt que la fidélité ad vitam, la perte de soi dans l’autre. Cet amour se célèbre au présent, il se gaspille, il se dilapide, il se détruit, il se défait de sa part maudite. En ce sens, c’est un exutoire des obligations morales qui s’emploient à rationaliser les passions. La sagesse populaire le sait, l’amour ne s’accumule pas, il se dépense.

Michaël V. Dandrieux
Michaël V. Dandrieux, Ph.D., est sociologue et co-fondateur d'Eranos. Depuis 20 ans, il accompagne les dirigeants de toutes les industries : futur des soins avec Pierre Fabre, transition de Chloé vers une gouvernance par les parties prenantes, engagement des travailleurs chez Nexans, culture d'Air France face au COVID, valeurs de convivialité de Pernod Ricard, et confiance des femmes avec L'Oréal USA. Issu de la tradition de la sociologie de l'imaginaire, il enseigne à Sciences Po Paris au sein de l'Ecole du Management et de l'Impact et siège dans plusieurs Conseils d'Administration et Comités de Mission.

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