Aujourd’hui, l’intelligence artificielle (IA) est au cœur de toutes les attentions. Malgré l’adoption massive d’outils comme ChatGPT qui bouleversent déjà le travail, l’apprentissage et la création, les entreprises de l’IA peinent à démontrer un retour sur investissement convaincant à la hauteur des ressources massives mobilisées. Des institutions comme Goldman Sachs ou Sequoia ont même signalé dans leurs rapports que les promesses de l'IA étaient très probablement surestimées.
D’un autre côté, les premières applications de l’IA ont des conséquences sociales et environnementales certaines. Elle devrait avoir des conséquences pour 60% des emplois, entre créations et destructions, dans les économies avancées, selon le FMI. Google et Microsoft ont déjà enregistré des hausses de 30 à 50% de leurs émissions de CO2 en raison du développement de ces technologies. L’avènement de l’IA correspond déjà à une explosion des fausses informations.
L’innovation : une fin en soi ou un moyen au service d’une finalité ?
L'engouement actuel pour l'Intelligence Artificielle illustre parfaitement notre rapport complexe à l'innovation. Historiquement, l’innovation a été un moyen de répondre à des besoins et de résoudre des problèmes. Cependant, elle tend de plus en plus à se positionner comme une fin en soi. Les entreprises, à la recherche de relais de croissance, de différenciation, ou de survie concurrentielle, se trouvent souvent prises dans des cycles où l’innovation est devenue une injonction permanente.
Cette dynamique s’est également nourrie de l’idéologie de la rupture, où il ne suffit pas d’innover : il faut rompre avec l’existant (la tradition) pour redéfinir les usages et les critères de performance. Comme l’expliquait déjà Joseph Schumpeter au milieu du XXe siècle, l’innovation est la force motrice du capitalisme, un processus qui détruit l’ancien pour faire place au nouveau. Cinquante ans plus tard, Clayton Christensen affirme que les innovations “disruptives” sont celles qui permettent de redéfinir les marchés.
L’innovation en panne ?
Les grandes entreprises que Christensen pointait du doigt sont toujours là, mais il leur est de plus en plus difficile d'innover. Des économistes comme Robert Gordon ont constaté que le taux d'innovation ne cesse de diminuer depuis 1970 environ. Malgré l’introduction de nouvelles méthodes d’innovation, et la grande vague du design thinking, la déconnection entre notre capacité technique et l'acceptabilité sociale demeure.
Après la bulle des années 2010, l’innovation dans les entreprises est entrée dans une phase de sévère rationalisation suite à trop d’initiatives, de silos, un manque de stratégie globale et claire, une industrialisation difficile et de rares succès. Les labs ou les studios d’innovation sont généralement des échecs. A l’heure où les budgets d’innovation ou de R&I sont sous pression, réussir le make it happen et la mise en marché est impératif. Et c’est justement ce qui fait la différence entre idée, invention et innovation.
Progrès et innovation
L'utilisation du terme innovation est sortie des domaines techniques et industriels pour devenir polysémique, allant même jusqu’à se substituer à la notion de progrès selon Etienne Klein. Est-ce que l'innovation est vraiment synonyme de progrès ? Nos smartphones ont modifié profondément nos rituels quotidiens, redéfini les “bonnes manières”, capté notre attention et changé nos relations interpersonnelles, mais sont-ils pour autant un progrès ?
L’innovation ne transforme donc pas seulement les entreprises, elle façonne aussi nos sociétés. Est-ce une bonne chose que les géants de la Silicon Valley, comme X-twitter qui a une conception particulière de la liberté d’expression, ou Netflix qui considère que son principal concurrent est le sommeil, redéfinissent nos normes sociales, nos valeurs, notre confiance dans les institutions et les figure d’autorité, notre rapport à la démocratie et même la notion de vérité ?
Une responsabilité éthique, sociétale et environnementale accrue
Malheureusement nous avons tendance à voir les bénéfices potentiels de l'innovation et à minimiser ses effets négatifs à long terme. Ce biais pro-innovation, identifié par le sociologue Everett Rogers dès 1962, vient renforcer la "pensée technicienne" qui nous pousse à croire que tout problème trouve sa solution dans la technologie. Ce techno-solutionnisme poussé par les GAFAM-BATX-NATU se retrouve jusque dans les promesses de la croissance verte et de la “green tech".
Face à ces constats, il devient urgent de repenser notre rapport à l’innovation. Le philosophe Hans Jonas plaide pour une "responsabilité projective", orientée vers le futur, où les entreprises et les institutions anticipent les impacts de leurs choix technologiques. Une nouvelle vision de l’innovation émerge. Les critères de valeurs évoluent : l'utilité sociale et écologique, l'économie des ressources, la durabilité, la régénération des écosystèmes, deviennent primordiaux.
Les initiatives ne manquent pas
Pour répondre aux enjeux actuels, de nouvelles approches valorisant la circularité et la durabilité, apparaissent, soit à l’initiative des entreprises soit par la contrainte publique : la comptabilité multi-capitaux, l’approche par les communs, les solutions low-tech, la lutte contre l’obsolescence programmée et la promotion de la maintenance, les solutions régénératives... L'économie de fonctionnalité et de la coopération, montre depuis quelques années une voie pour une innovation plus sobre.
Les innovations les plus pertinentes ne viendront pas nécessairement des acteurs traditionnels. Des initiatives prometteuses émergent dans des secteurs inattendus : établissements médico-sociaux, associations, collectifs citoyens. Les Maisons Partagées Alenvi, par exemple, proposent de la colocation pensée pour que des personnes âgées ayant des troubles cognitifs puissent vivre ensemble en petit comité, entourées par des professionnels, en lien avec le quartier. Too Good To Go a introduit une solution qui permet de réduire le gaspillage alimentaire en proposant des paniers à prix réduit. Qalway chauffe écologiquement et économiquement des logements sociaux du Groupe des Chalets grâce à la chaleur dégagée par des serveurs informatiques.
Pour une innovation à la hauteur de son époque
L’innovation est une force puissante, capable de transformer nos vies et de répondre à des défis complexes. Elle ne devrait pas être une fin en soi mais un outil au service de l’habitabilité du monde. Les entreprises, en particulier, ont un rôle clé à jouer. Elles doivent dépasser la logique purement compétitive pour imaginer des innovations réellement transformantes, socialement acceptables et écologiquement soutenables.
L'innovation de demain devra être pensée dans une approche systémique, développée en collaboration avec toutes les parties prenantes, ancrée dans la culture de l'entreprise qui la déploie. Cela passe par un changement de paradigme, dans lequel il faut faire le deuil de l'exponentiel, de l’infini, résister à la tentation d’ajouter des objets à un monde saturé, et retrouver du lien, de la qualité de vie et de l’utilité sociale. La théorie du Donut, qui vise à concilier les besoins humains avec les limites planétaires, offre un cadre intéressant (Safe and Just) pour penser une innovation responsable et inclusive.
En revisitant nos pratiques, nous pouvons libérer et redécouvrir une valeur relationnelle, une valeur “ménagère” de proximité, une valeur du soin de soi, des autres et des milieux que nous habitons. Pour gérer l’incertitude, rien de mieux que de reprendre la main sur l’innovation et construire un futur souhaitable ensemble. Il s’agit d’innover moins, mais mieux, innover avec justesse et justice. Il y a quelque chose de l’ordre de l’humilité et de l’équilibre qui permet de refaire sens et société.