De son optimisme fondateur, l’occident conserve encore aujourd'hui l’idée que les choses se déploient inexorablement, indépendamment de nos peurs et de nos aspirations. La Raison aurait son agenda. On sait que nous avons une capacité de déni des catastrophes, là où les cultures extrême-orientales en ont fait un véritable outil de pilotage de l’avenir. Le cygne noir, ou l’improbable apocalypse, sont relégués à l’invraisemblable – ainsi en est-il du sanitaire, de l’énergétique, peut-être du politique. Si l’anticipation est un exercice difficile, les métamorphoses du travail n'échappent pas à la règle.
Notre imaginaire industriel nous a légué une culture du travail qui se définit et s’accomplit dans l'expérience de la transformation du monde. Le monde ici-bas est imparfait, notre mission sera donc de l’améliorer. Et chacun bâtira sa fierté dans la pratique héroïque de cette transformation. Je deviens moi-même par le fait que je modifie mon environnement, homo faber. Le travail qui se dessine ici est donc un rapport de domestication, puis de prédation, et d’un geste que les philosophes appellent hylémorphique ; mot compliqué pour évoquer quelque chose de très simple : l'idée, la mission, le plan sont bons par nature. Et ma vocation sera d’imprimer cette idée noble sur la matière inerte du monde. En réalité, c’est moi que je vois dans l’impact que je laisse sur le monde. Le regard que je porte sur mon environnement est donc celui d’un travail sans fin. Et le monde lui-même, un ouvrage toujours inachevé.
Le désastre et l’effroi
Cette conviction s’achève le jour où l’on constate que cette mission infinie est troublée par l’épuisement du monde lui-même. Un saisissement qui révèle une dévastation doublée d’un sentiment de nausée pour ce héros qui se découvre complice du désastre. Mais “la fin d’un monde n’est pas la fin du monde”. Ce n’est que le récit singulier d’un travail qui se sature. Et une autre culture du travail se révèle. Et apparaît fortement aujourd’hui à la faveur de cette crise – écologique d’abord, culturelle et organisationnelle ensuite. Ainsi, on découvre, dans l’effroi, que le travail n’est pas à sens unique, il est en réalité une relation bijective – quand je travaille, c’est moi qui suis un peu l’ouvrage. Travailler est alors une expérience par laquelle se joue un échange. C’est l’ouvrage qui me travaille, et me permet ainsi un accomplissement en dehors duquel je me sens désœuvré, c’est-à-dire privé de cette relation de renouvellement. Et ceci résonne largement avec le récit libératoire, celui de l’émancipation, voire du travail sur soi au sens théologique ou psychanalytique.
Dès lors, dans cette relation double de transformation du monde et de transformation de soi, tous les indicateurs du bien-travailler sont à lire, non plus seulement dans une culture de la production, ou de l'extraction. La performance ne se voit plus seulement dans ce qui est produit, notamment quantitativement. Elle apparaîtra plutôt par d’autres indices. Et une autre culture du travail peut alors émerger. Par la valeur de la relation, de l’équipe, de l'écosystème. Et ceci rencontre ainsi toutes les aspirations environnementales, celles qui définissent la personne au travail comme un élément dans un monde plus vaste. Celle où l’entreprise participe du tissu de ses parties prenantes. Une économie de l’échange, une dynamique vertueuse, et qui ouvre un espace à un travail qui rend fécond et enrichit l’entreprise élargie à son territoire. Travailler ensemble, ne pas se focaliser exclusivement sur les indicateurs de production, mais c’est probablement leur préférer les marqueurs de la prospérité, qui élargissent le scope de la fonction de l’entreprise, et placent le travail comme une culture et une contribution à un projet global. Peut-être est-ce cela la raison d’être de l’entreprise ?
Formuler le récit de l’entreprise, c’est incarner l’équipe
C’est probablement ici que se joue la crise que l’on évoque. Métamorphose plutôt que crise, les formes renouvelées du travail appellent à un autre récit, une autre expérience, d’autres indicateurs. Lorsque l’on comprend que le travail est une rencontre, et parfois une adhésion, entre une aspiration d’une part (le salarié) et une proposition d’autre part (la marque employeur), on peut alors mieux saisir que l’absurdité ou le vide de sens parfois ressentis, tiennent aussi au récit qui est formulé par l’entreprise. La digitalisation du travail a apporté son lot de fragmentation, des tâches bien sûr, mais aussi de la raison pour laquelle on travaille. Nous parlons ici de la narration par laquelle un fragment de travail, une tâche, trouve son imbrication logique dans une histoire plus vaste, et au sens plus explicite.
Il s’agit bien là du récit du travail, à comprendre ici comme l’histoire d’une entreprise qui énonce un horizon d’attente, explicitement, et qui pose une architecture de rôles et de places incarnées pour chacun afin d’accomplir ce destin. Le récit est une sorte de générique de film, partagé par toutes les parties prenantes de l’entreprise, et qui permet que chacun situe sa position, et construise un rapport de considération et compréhension partagé. Lorsque que ce récit est clairement verbalisé, il permet à chacun de donner du sens à son travail, jusqu’aux pratiques les plus minuscules et les plus élémentaires. Un récit permet de verbaliser une origine, une histoire, un enjeu, et lutte de fait contre l’absurdité du geste travaillé, par un jeu inclusif d’échelle.
Formuler le récit, pour donner corps à l’entreprise
Parfois ce récit est non exprimé, complexe, ou inaudible. Parfois, il se fait à l’insu des collaborateurs, qui pourtant sont une partie de ce récit. Parfois encore le séquençage du récit est flou, parfois même, il contredit la réalité perçue. Le récit peut devenir incantatoire, c’est-à-dire qu’il tente de faire exister ce qui ne l’est pas, ou de dénier ce qui est bien là.
L’ennemi du sens au travail, et donc de la capacité d’engagement du leadership, ce sont donc les fantômes, ou le bruit. Ou peut-être le pesant silence d’une entreprise qui tairait son histoire.