Surtout ne soyons plus "consumer-centric". Et arrêtons de vouloir remettre l'homme "au cœur" de tout.
Vouloir remettre l'homme "au cœur" de tout est justement la source du problème de nos marchés. L'homme a été mis il y a bien longtemps "au cœur" de la nature, "au cœur" du service, "au cœur" de l'entreprise... Et même dans les pires heures du "product-centric", c'était secrètement un consommateur individuel qui était visé, "au cœur" du développement. Il est temps de déployer un modèle capable de mettre l'homme en continuité avec l'environnement, un modèle "relation-centric".
Un inconscient managérial
❝Surtout ne soyons plus "consumer-centric". Et arrêtons de vouloir remettre l'homme "au cœur" de tout. Il est temps de déployer un modèle capable de mettre l'homme "en continuité" avec l'environnement. ❞
Notre culture politique, tout autant que nos référents managériaux ou marketing, ont été l’expression d'une version moderne de l’individu — le consommateur rationnel, le manager qui ne subit pas, le collaborateur qui se forge par lui-même, l'homme qui puise dans son intériorité pour décider, l'enfant à qui on a appris à « ne pas copier ». Les marques, les entreprises, les institutions, inspirées de cet imaginaire, en ont déduit leurs produits, leurs promesses, et leurs modèles d’organisation. L’individu, élément clé du marché. Et de fait, le monde a été individualiste. Pourtant c’est bien là que se situe l’un des grands basculements européens de la fin du XXeme siècle.
Influence et relation sociale
C’est surtout par l’expérience du digital que l’on a perçu de manière plus forte ce changement d’époque. L’avènement d’Internet comme moment culturel a manifesté un reversement, jusqu’à l’excès, vers des formes relationnelles intermédiaires entre le soi glorieux et la masse anonyme. Ce troisième lieu — tribu, réseau, amis, crew, équipe, team, bande, communauté, followers, quartier — constitue ainsi désormais la brique élémentaire de nos organisations et de nos marchés. Un soi étendu avec les autres, les objets, les espaces. L’idée d’un consommateur qui agirait en dehors d’une influence est désormais illusoire, de même qu’un collaborateur qui pourrait ne pas travailler « avec » ou en dehors d’une équipe n’a plus de sens.
La disparition de l’individu
Le digital a donc été la caisse de résonance de ce basculement culturel. Car il est un espace dans lequel c’est bien le lien, le partage, l’influence, le rayonnement, la coproduction, l’appartenance, la réputation, la légende… qui font la valeur (sociale) d’une personne. La transformation digitale n'a donc pas été d'ordre technique, mais surtout d'ordre social. Un selfie qui n’est pas partagé et commenté n’est pas un selfie. Dès lors, notre habitude à comprendre le marché, l’entreprise et la consommation à travers le filtre et les data centrés sur l’individu perdent de leur sens. Pourtant, comme par rémanence, l’idée d’un service user centric perdure, comme un vieux reste du XXème siècle.
Course dans le sens contraire
Si vous êtes fasciné par le "user-centric", c'est donc tout à fait normal. L'imaginaire du marché qui nous précède reposait sur l'idée d'un espace physique illimité, où il serait possible de "pousser des produits" indéfiniment. S'ils ne se déplaçaient pas assez vite, on programmait dans le produit même une forme de sénescence, pour l'obliger à casser, créer de l'espace, et qu'on puisse le remplacer. Cette multiplication physique des produits a fini par saturer l'espace vivable, dont nous avons aussi réalisé qu'il n'était pas illimité. Le marketing a donc dû prendre conscience que la "product-centricity" n'était pas soutenable. Et lorsque nous savons qu'il ne faut pas aller dans un sens, mais que nous ne savons pas pour autant dans quel autre sens aller, notre vieux réflexe est de partir dans le sens contraire, à 180°, par réaction. Cette fonction porte même un nom dans la psychologie : l'enantiodromie, la "course (-dromia) dans le sens contraire (énantio-)". Ainsi, le "consumer centric" n'est rien d'autre qu'une fuite du "product centric".
Surtout ne pas remettre l'humain au centre
C'est au nom du "consumer centric" que se multiplient les slogans qui veulent "remettre l'homme au centre". Nombre de raisons d'être et de promesses reprennent cette idée. Mais n'est-ce pas exactement ce qui s'est passé dans les 150 dernières années ? L'homme n'a pas cessé d'être au centre de tout. La cause exacte de la saturation de nos sociétés est justement que nous avons placé l'homme en son centre, et que nous avons organisé la vie des objets pour sécuriser cette position. Le "consumer-centric" est donc une manière déguisée de continuer comme avant. Mais il montre aussi que nous avons résolument besoin d'une alternative.
Relation centric
Dès lors le consumer centric apparaît comme tout aussi vétuste que le "product-centric". Il faut lui lui préférer le "relation centric". De même qu’il existe un design de rituels, on peut accélérer l’engagement des publics et piloter la puissance relationnelle. Un siècle de sciences humaines permettent aujourd’hui une certaine maturité sur une approche du lien. Le monde a changé, certes. Mais le changement dont nous préférerons parler ici est le moins visible, puisqu’il porte non pas seulement sur les individus, mais davantage sur les interactions entre les individus. Leur architecture relationnelle. Il s’agit de la relation qui existe entre les personnes elles-mêmes, mais aussi entre les entreprises et tout son écosystème. Le digital a été la partie la plus visible de cette mutation. Mais un second indice suit de très près, et concerne les mutations que l’homme entretient avec son environnement. Entendons ici la nature, non pas en tant que playground inerte, mais l’environnement qui enveloppe les personnes. Ainsi, plus que jamais, les crises que nous connaissons révèlent l’importance des relations du collaborateur à son espace de travail, du consommateur à l’espace théâtralisé de la consommation, l’habitant et le sentiment d’appartenance croisé entre lui et le chez lui. Et ceci représente un enjeu et un gisement de valeur encore sous-estimé.
L’entreprise dans son écosystème
Ceci est bien l’indice d’un sujet plus vaste encore, et c’est la question du vivre-ensemble qui est posée, la question de la place et du lien des entreprises avec leurs territoires, les nouvelles formes d’échange avec l’espace naturel, la capacité de ne plus seulement extraire fonctionnellement les ressources - humaines, naturelle - mais de participer d’un espace où nature et culture sont imbriquées de manière forte et vertueuse, et font système. Nous héritons d’un contexte d’hommes et de natures épuisées, il nous appartient de changer notre action sur la société - le premier geste consiste à se doter des bons outils pour le faire. La question relationnelle, proprement relation-centric sera un angle clé. Il n'y a pas de consommateur, il n'y a que des relations.