Entre humains en Corée

En Corée, on est d’autant plus humain qu’on vit au milieu des autres hommes.

Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss forgeait un concept promis à un riche avenir, celui de fait social total, dont il se servait pour cerner des phénomènes qui « mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions ». C’est bien sûr le cas des épidémies, qui lorsqu’elles frappent, font aussitôt office de révélateurs et offrent pour ainsi dire une vue en coupe du corps social dans son ensemble. Le virus, en trouvant à s’insinuer dans ses failles, les élargit jusqu’à la béance. Les sociétés se découvrent dans l’épreuve – c’est selon – plus fortes ou plus fragiles qu’elles ne croyaient.

Il est même légitime de renchérir sur la définition de Mauss et de parler ici d’un fait social non seulement total mais global, dans la mesure où cette pandémie se caractérise avant tout par sa rapidité. Le virus, capable de survivre des heures sur des surfaces de toute sorte dans un monde où échanges et écrans se multiplient, se répand à une vitesse inédite. Le nombre de morts n’est pas le même d’un pays à un autre : entre la Corée et la France, par exemple, le rapport est de un à soixante au 10 avril 2020, dans l’hypothèse la plus basse. De plus, la Corée procédait à environ 500 000 tests de dépistage, quand la France comptait à la même date 500 000 contraventions – et seulement 38 000 dépistages, ce qui montre le caractère répressif de son action publique.

Ainsi, autant il est légitime de parler de « fait social global » dans la mesure où tous les pays du monde sont affectés, autant on aurait tort d’en déduire que tous le sont de la même manière. La crise est autant sanitaire que morale. Certains pays se montrent incapables de protéger leur population, et on les voit limiter les libertés fondamentales.

L’impréparation

Ou bien la puissance publique se donne les moyens d’isoler les porteurs du virus, ou bien elle se retrouve très vite à imposer des quarantaines, en condamnant les portes des foyers voire de régions entières telles que le Hubei. Aucun confinement n’a été nécessaire en Corée. La rentrée scolaire a été décalée, suivie par une période d’enseignement à distance. Autant de gens que possible ont basculé vers le télétravail, diminuant également leurs sorties, mais les restaurants, les cafés, les bars et même les salles de sport sont pour la plupart restés ouverts en appliquant des précautions de base (port du masque et gel désinfectant). La vie nocturne frénétique de Séoul s’est ralentie ou repliée dans des ruelles moins exposées, sans jamais se réduire à néant. Les transports ont continué à fonctionner et aucun laisser-passer n’a été exigé nulle part.

Tout cela est d’autant plus frappant que la Corée du Sud est la première nation massivement frappée hors de Chine. Le virus s’y est en effet répandu par malchance dès la mi-février à Daegu, la quatrième ville du pays, dans une secte évangélique dont les dizaines de milliers de membres prient main dans la main. Comme ils vivent en vase clos, ainsi que beaucoup d’autres communautés du même genre, nombre d’entre eux sont allés jusqu’à commencer par refuser tout dépistage. Une adepte qui assistait à tous les offices (le « patient 31 » dans la presse coréenne, « super-mémère » sur les sites satiriques) est connue par exemple pour avoir contaminé cent soixante-six personnes à elle seule.

On ne pouvait craindre terrain morbide plus favorable. La maladie a pu progresser en silence, hors de tout contrôle pendant sa période d’incubation : 231 nouveaux cas enregistrés le 24 février, 505 dans la journée du 27 pour atteindre 851 le 3 mars, avant de redescendre à 435 le lendemain et d’entamer par paliers une décrue qui ne s’est jamais démentie depuis. La prolifération a été contenue pour l’essentiel dans Daegu et sa région (80 % des cas), mais aussi dans la secte de départ (environ 60 % du total, sur l’ensemble du territoire). Le pays comptait une centaine de contaminations quotidiennes vers la fin mars, puis moins d’une cinquantaine à partir du 7 avril – dont une bonne part importée de l’étranger. Une résurgence du virus dans des boîtes de nuit à Itaewon, dans la nuit du 1er au 2 mai, a été par la suite traitée à l’aide de méthodes similaires. En dépit de son côté spectaculaire et décourageant, alors que le pays se croyait libéré, elle n’a entraîné que des fermetures ciblées.

Les médias français ont été nombreux à tout justifier par la réserve qu’ils disent inhérente aux cultures confucéennes, l’habitude de porter des masques, etc. Mais si l’explication était seule pertinente, elle devrait continuer de valoir pour la Chine et le Japon… Il n’en est rien, ni pour la première frappée par la calamité que l’on sait, ni surtout pour le second dont le gouvernement avait initialement décidé de ne rien faire, pariant sur la discipline de la population. La marée, bien que plus lente, n’a cessé de monter sur l’archipel au fil des semaines, et il a dû lui aussi, dès le 7 avril, se résoudre à décréter l’état d’urgence dans les zones les plus touchées.

En vérité, ce qui sépare dans cette affaire la Chine, le Japon, l’Europe et l’Amérique d’une part, la Corée et Taïwan d’autre part, n’est pas d’abord d’ordre culturel mais politique : ces derniers se sont donnés les moyens de suivre à la trace l’expansion du virus, ce qui implique de dépister ses porteurs et de retracer leurs déplacements dans les quinze jours précédents.

Testage et traçage : ces deux politiques ne posent pas les mêmes problèmes d’un point de vue démocratique. En Corée, on ne saurait ainsi de bonne foi reprocher aux tests d’être une atteinte à la liberté, puisqu’ils reposent sur le volontariat. Chacun peut en passer gratuitement, sur recommandation d’un médecin, dans l’un des nombreux centres qui parsèment le pays. Au contraire, le régime a fait preuve d’un légalisme jugé excessif par beaucoup, en s’astreignant par exemple à obtenir un mandat pour exiger la liste exhaustive des adeptes de la secte Shincheonji à Daegu et ailleurs. Rien de despotique jusque-là. La divergence est apparue lorsque la Corée a lancé la production des tests dès la mi-janvier, plusieurs semaines avant l’arrivée du virus sur son sol, presque aussitôt après que les autorités chinoises en ont diffusé le séquençage.

Une impréparation identique se donne à voir dans toutes les fournitures dont la France manque cruellement : tests, mais aussi bien entendu masques et gel, jusques et y compris pour ses équipes médicales. Elle récolte par là les fruits empoisonnés de sa désindustrialisation. Combien d’experts la pressaient, il y a encore quelques semaines, c’est-à-dire déjà dans un autre monde, de faire le deuil de ses usines ? À les en croire, non seulement on n’avait pas d’autre choix, mais c’était au fond la meilleure des choses : car qui serait assez archaïque pour refuser de troquer des ouvriers contre des touristes et des start-up ? On connaissait déjà l’horreur économique qui consiste à faire venir tout ce qu’on consomme de l’autre bout du monde, avec pour résultat le chômage ici, l’esclavage là-bas (ainsi, dans ces usines chinoises qui étendent des grillages pour parer aux défenestrations). On savait la dévastation écologique qui en découle. On découvre aujourd’hui la fragilité à quoi nous réduit pareille dépendance.

Pour ce qui est du traçage en revanche, la France n’a pas tardé à le mettre en place. Le plus étrange est que, sans les tests correspondants, il n’y a rien à en attendre, puisque cela revient à surveiller tout le monde sans savoir qui est contagieux ou non. Comment ne pas voir alors qu’elle se retrouve à reprendre précisément le dispositif coréen le plus problématique en termes de libertés publiques, dépourvu au passage de ce qui fait son efficacité ?

De la démocratie en Extrême-Orient

L’une des clefs d’explication les plus convaincantes se trouve dans les recherches de Karl Wittfogel sur ce qu’il appelle après Marx le « despotisme oriental » : des sociétés qui ont reposé très tôt sur un modèle de travail beaucoup plus collectif qu’en Occident (les milliers de bras qui doivent se coordonner pour l’irrigation ou la culture du riz, par exemple), incomparablement plus peuplées1. On y vit tout le temps sous l’œil du pouvoir et le regard de l’autre, avec l’accent inévitable sur l’étiquette qui en découle. Rien n’y compte par conséquent davantage que de sauver la face. C’est même de la sorte qu’on écrit « humain » en idéogrammes, 人間, soit donc en combinant la station debout de l’humain, 人, avec le signe de l’entre, 間 (le soleil 日, qui passe entre les portes, 門). Autrement dit, on est d’autant plus humain qu’on vit au milieu des autres hommes.

Ce pli explique en grande partie le caractère délirant des régimes communistes asiatiques, quand une idéologie collectiviste surgit pour le renforcer ; ou encore la compétition qui devient folle dans la mesure où on passe son temps à se comparer aux autres ; voire, dans le cas de la Chine contemporaine, le bizarre amalgame des deux.

L’exemple de la Corée (mais aussi de Taïwan et de Hong Kong dans le monde chinois) nous montre combien est ambigu ce souci de l’autre, typique des cultures d’Extrême-Orient. Il peut se révéler, comme la langue d’Esope, la pire ou la meilleure des choses. S’il peut servir à étouffer les dissidences comme en Chine, il permet également de serrer les rangs contre un ennemi abominable… L’histoire de la démocratie en Extrême-Orient jusqu’à aujourd’hui, est rythmée par d’incessantes mobilisations populaires, qui prennent conscience d’elles-mêmes en se heurtant à leurs hommes en armes (l’atroce colonisation japonaise, le maoïsme, les dictatures militaires en tout genre notamment). Ce qui s’y joue n’est pas tant l’exaltation de l’individu, comme en Occident, que la solidification d’un « nous » dans l’insurrection.

Le président coréen actuel, Moon Jae-in, a ainsi été élu après la destitution de Park Gueun-hyé, laquelle se trouvait être non seulement la fille mais l’héritière politique du dictateur en place à Séoul de 1963 jusqu’à son assassinat par son propre chef des services secrets en 1979. Elle avait fait campagne sur la nostalgie que suscite encore le développement à marche forcée, notamment dans la partie la plus âgée de la population, avant de chuter dans un rocambolesque scandale… Il était apparu qu’elle gouvernait sous la coupe d’une chamane qui lui servait d’intermédiaire pour entrer en contact avec ses parents dans l’au-delà, laquelle chamane recevait des pots-de-vin colossaux des conglomérats2. La fièvre politique a culminé lors de l’hiver 2016-2017, où plus de deux millions de personnes se réunissaient chaque week-end dans la liesse et le froid jusqu’aux heures avancées de la nuit, chandelle à la main, pour obtenir sa destitution et finalement son incarcération.

Dans l’atmosphère indignée et survoltée, lyrique et sarcastique de ces dernières années, propice au débat comme à la rumeur, les Coréens sont nombreux à prendre la parole. Un système de pétition a par exemple été mis en place sur le site de la Maison Bleue. À l’imitation de ce qui existe aux États-Unis, il oblige les autorités à fournir une réponse officielle à chaque fois que le seuil des 200 000 signatures est franchi en moins d’un mois. Le peuple coréen n’a pas été déchu de ses capacités d’action : chaque fois qu’il fait entendre sa voix, c’est précisément pour réclamer des mesures plus énergiques. Ainsi, 1,4 millions de signataires demandent la dissolution de la secte Shincheonji et 750 000, dès le mois de janvier, veulent interdire les vols en provenance de Chine. Une exigence de savoir n’a cessé de se faire entendre, appelant à la transparence sur les manœuvres de l’État et à l’efficacité des dispositifs de protection. La préoccupation de la population coréenne consiste à penser une réponse collective efficace. On pense ici en termes de devoirs plutôt que de droits, en mettant chacun en demeure de ne pas contaminer les autres.

Face à un grand péril, on ne peut éviter une certaine centralisation du pouvoir pour coordonner les efforts, lancer la production des outils de dépistage ou de protection nécessaires. Tel était le sens d’une institution comme celle de la « dictature » à Rome, où le peuple se groupait derrière un meneur pour une période qui ne pouvait excéder six mois, ce qui exigeait de sa part une cohésion et une vertu sans faille. C’était déjà la conclusion de Machiavel méditant sur Tite-Live : les émeutes sont la condition de survie des républiques. D’une péninsule à l’autre, de la Méditerranée à la mer de Chine, de la Renaissance à nos jours : la Corée porte à son tour témoignage de cette grande vérité. En se débarrassant de plusieurs princes incompétents ou corrompus, elle est parvenue à préserver tout ensemble son indépendance, sa liberté et sa santé.

    1. Karl Wittfogel, Le Despotisme oriental. Étude comparative du pouvoir total [1957], trad. par Micheline Pouteau, Paris, Minuit, 1964.
    1. Voir Christophe Gaudin, L’Empire de Corée, Paris, Fauves, 2020 (à paraître).
Christophe Gaudin
Christophe Gaudin est sociologue, il appartient à la tradition de la sociologie de l’imaginaire. Il vit et enseigne en Corée du Sud depuis 2007. Il est maître de conférences de conférences en sciences politiques à l’université Kookmin à Séoul depuis 2012, ainsi que directeur de la connaissance à Eranos-Séoul depuis 2018. Son travail porte sur les glissements de sens qui se produisent dans la globalisation, notamment sur la façon dont les concepts de la sociologie occidentale s’exportent tout autour du monde pour revenir méconnaissables.

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