Les entreprises font face à une nouvelle donne socio-environnementale. Qu’est ce que c’est, la nouvelle donne socio-environnementale ? C’est l’ensemble des conditions humaines et matérielles à partir desquelles l’entreprise peut créer de la valeur.
Ces conditions ne se sont pas altérées d’un coup. Les changements de température, la hausse du niveau des océans, la chute de la biodiversité, la raréfaction des ressources, la fragilisation de la confiance des clients, l’importance accordée au travail, évoluent par paliers si infimes que, pour nos yeux, les couleurs indiquant leurs niveaux semblent identiques. Mais les premiers étaient bleus et les plus récents écarlates, tellement la gradation est délicate et longue la série.
Relier les points
Pour certaines entreprises, cette nouvelle donne est encore un ensemble de points qui n’ont pas été reliés : fuite des talents, fatigue au bureau, inquiétudes face à l’IA, inflation, multiplication des crises… Elle est vécue comme une suite d’étonnements, ou d’incompréhensions. Pour d’autres, la nouvelle donne est déjà très concrète, et a amené les dirigeants à repenser leurs business models, ou à adapter leurs operating models.
❝Et si l’austérité était la façon dont nous vivons maintenant, et l’abondance pourrait être ce qui est à venir ? ❞— Rebecca Solnit
Dans les deux cas, nombre de nos acquis, personnels et professionnels, perdent de leur puissance, ou deviennent inopérants. Les nouvelles attentes du travail nous forcent à repenser nos stratégies managériales. La finitude du monde nous force à repenser nos équations économiques. L’IA nous force à renoncer à des années d’école ou de formation. L’évolution de la société et de la willingness to buy nous forcent à repenser la valeur de nos produits et de nos services. Les chamboulements écologiques nous forcent à investir dans la résilience des systèmes (être “antifragile”). Les nouvelles générations nous forcent à répondre de notre participation à des business extractifs. Toutes ces contraintes vont à l’encontre de la liberté, de la créativité et du désir nécessaires pour développer un business… mais elles viennent surtout chahuter notre identité.
La polytransition ne nous demande pas seulement d’apprendre, elle attend aussi de nous que nous renonçions à une partie de nous-même. Il ne s’agit plus de transformer l’organisation, il faut nous transformer nous-même : un travail personnel, parfois intime, sur nos valeurs et la raison de notre présence est attendu de nous. C’est la nature même du changement qui a changé.
Panique & bâillement
L’effort est immense. Et quel gain espérer ? Tout ce que les transitions promettent en échange est de remplacer nos possessions par moins de choses, moins de commodités, moins de possibilités. Voyage, viande, confort… Le monde de demain fait craindre à certains de se déplacer en char à voile depuis un village amish, éclairé à la lampe à huile. “Nous vivons la fin de l'abondance” (E.Macron). On nous dit : “ça va être compliqué, il va falloir travailler dur, et le maximum que vous allez pouvoir obtenir sera quand même moins qu’avant”. L’écologie “réussit l’exploit de paniquer les esprits et de les faire bailler d’ennui” (B.Latour). Dans cette aventure, l’esprit de désir ne s’engage pas.
Une grande partie des réticences à s’engager dans la polytransition vient donc de cette crainte de devoir renoncer à de nombreuses choses, qu’en outre nous associons à la réussite. Car cela voudrait dire que nous nous avançons vers une vie où nous serons plus pauvres.
De quoi sommes-nous déjà pauvres ?
Mais si nous regardons nos vies de près, nous pouvons voir que “par des mesures autres que les biens et l'argent, nous sommes déjà appauvris” (R.Solnit). Peut-être que le monde pauvre, c’est maintenant.
Nous sommes pauvres d’air sain : 1 décès sur 5 peut être attribué à la combustion d’énergies fossiles (A.Bernstein). Nous sommes pauvres de biodiversité : avec 4Gt d’animaux sur la planète, pour 8Gt de plastique (E.Elhacham et al.). Nous sommes pauvres de silence : la pollution sonore urbaine étant l’une des trois menaces émergentes (UE, ONU). Mais nous sommes aussi pauvres de bruit : la biophonie (la bande sonore du vivant) s’est appauvrie dans certains lieux de 70% (B.Krause, S.Simpson, S.Butler). Nous sommes pauvres de satisfaction, au sens large du terme : pauvres d’utilité et de dignité (R.Kennedy). Nous sommes pauvres d’attention : nous convoitons et harcelons jusqu'à saturer l’attention des autres, mais, nous sommes de moins en moins capables de nous écouter (D.Boullier, Y.Citton). Nous sommes enfin pauvres d’espoir : 44% des jeunes éprouvent du désespoir face au dérèglement climatique (C.Hickman et al.). Chacun pourra poursuivre sa liste.
Et si l'austérité était la façon dont nous vivons maintenant, et l'abondance pourrait être ce qui est à venir ?” (R.Solnit).
Renoncer à des choses sans lesquelles nous serions mieux
Se préparer à la nouvelle donne socio-environnementale est inacceptable, si cela veut dire renoncer à ce que nous associons à la réussite. Car c’est renoncer à nous-mêmes. “Si vous ratez la compréhension des affects qui mobilisent les gens quand on leur dit qu’il faut faire ces transformations énormes dans nos modes de vie, on n’arrivera à rien” (B.Latour). Mais peut-être que la transition ne veut pas dire nous appauvrir, s’il s’agit d’ “abandonner des choses sans lesquelles nous serions mieux : des émissions mortelles aux sentiments tenaces de malheur et de complicité dans la destruction” (R.Solnit). Ce ne sont pas nos vieilles idées et nos vieilles possessions qu’il faut mettre de côté. Nous devons transitionner hors des habitudes qui causent une mauvaise vie.
Pour cela, toutes les échelles doivent être impliquées : business model, gouvernance, parties prenantes sociétales et partenariales, management. Ce n’est pas l’entreprise qu’il faut transformer, c’est toutes les forces qui la composent auxquelles il faut donner les raisons, les gages de confiance, et la sécurité nécessaires pour s’engager dans les transitions. L’entreprise renoue avec la performance. Ses collaborateurs œuvrent, ses produits se vendent, sa croissance arrive par la valeur. L’élan, l’enthousiasme, l’engagement de toutes les forces de vie reprennent, lorsque l’entreprise, préparée à la nouvelle donne socio-environnementale, devient une source de vie bonne.