La télévision est la dernière des institutions

Quel est le rôle de la télévision aujourd’hui ?

La télévision aurait dû disparaître depuis longtemps mais étrangement, elle est toujours là car elle a un effet relationnel qui ne résume pas à son contenu. Pour bien comprendre la télé, il faut voir ce à quoi elle résiste et l’alternative qu’elle représente en termes d’expérience consommatoire d’image collective. Le digital a accompagné en une dizaine d’années la déconstruction de l’âme occidentale qui avait été édifiée depuis 200 ans.

Il y a eu code civil en 1804 et l’arrivée de Facebook en France en 2004. Pendant deux siècles, nous avons défini l’idéal de ce que devait être le consommateur, le citoyen, le collaborateur et le père de famille. Nous avons inventé un individu collaborateur, un individu citoyen, un individu consommateur avec une force de rationalité typiquement française. Mais tout ce modèle s’est évaporé lorsque le web est devenu une culture populaire. C’est pour cela que le digital et la télévision sont des faits de société. Pour bien comprendre une société, il faut connaître les structures médiatiques qui la représentent. On pourrait ainsi dire qu’on a le web et la télé qu’on mérite.

Quel a été l’impact du digital sur la télévision et sur notre société dans son ensemble ?

Si le modèle individualiste a été très fort jusqu’au tournant des années 2000, le digital a rompu cela et a révélé l‘épuisement cet idéal individuel en inventant l’idée de l’influence, de la tribu, de la communauté, de l’adhésion et d’une nouvelle forme de leadership. Tout le digital et par là même une grande partie de la société fonctionnent sur des systèmes d’adhésion ou de répulsion et cela est encore plus fort dans cette période durant laquelle la société doute de son modèle social et de ses leaders. On voit cela sur les réseaux sociaux et tout particulièrement lors de périodes assez dures comme pendant la crise des gilets jaunes, les grèves, les violences terroristes et le Covid-19. Ces événements sociaux créent un besoin de trouver une relation de confiance à l’autre. Ils questionnent le lien social et le vivre ensemble et le digital vous fait croire qu’il peut vous apporter une réponse immédiate aux doutes que vous pouvez avoir à l’encontre de toutes les formes d’autorité. Le digital caresse dans le sens du poil la société qui est une société de facilité. Tout cela aurait dû faire disparaître la télévision qui rassemble des gens qui sont synchronisés devant la même image mais cette dernière résiste…

Notre société a-t-elle été aussi morcelée dans le passé ?

On peut faire une analogie avec ce qui s’est passé en 1945. Aujourd’hui, la société française est fragmentée et éclatée entre des gens qui ne pensent pas la même chose. Sur n’importe quel sujet, les réseaux sociaux vous aident à savoir rapidement qui est pour et qui est contre car ils sont très polémiques. Les commentaires vous aident à vous rassurer vous-même et à fustiger les autres. C’est exactement l’inverse du social, c’est-à-dire le débat. Au sortir de la seconde guerre mondiale, la société française était déjà en miette puisqu’il y avait eu la collaboration et les résistants. Cette société n’en n’était plus une. Elle était devenue un groupe de gens sans cohésion ni cohérence. La réponse du Général de Gaulle à ce problème a été de demander à André Malraux de reconstituer un « être ensemble » grâce à la culture et il l’a fait notamment en demandant à Jean Vilar de ressortir des vieux textes afin de se résynchroniser les Français les uns aux autres. Cela a permis la création du théâtre populaire dont l’objectif n’était, ni plus ni moins, de refaire de la France un public homogène. L’idée derrière tout cela était que c’était la culture qui faisait un pays et cela à plutôt bien fonctionné.

Le web ne joue pas ce rôle de ciment social…

En effet. Il contribue au morcellement de notre société. On a vu l’influence des hackers russes et on beaucoup reproché à Facebook de priver les gens d’un débat contradictoire. Le problème du digital est qu’il a créé des clusters dans lesquels on recherche de la ressemblance et la plupart des algorithmes créent des communautés artificiellement en confortant les gens dans leurs domaines.

Le digital ne crée pas la grande messe qui existait dans la télé d’autrefois lorsqu’il y avait peu de chaînes et que les gens se retrouvaient devant leur petit écran pour être synchrones avec leurs enfants ou leurs collègues et ressentir la même vibration. C’est pour cela que dans le contexte de fragilisation actuel, la capacité relationnelle de la télévision qui est presque eucharistique permet au public de construire, devant les mêmes images, une manière élargie de « faire société ». La télé a une dimension de transversalité et de synchronicité. En posant des référents transverses intergénérationnels, elle est un médiateur des liens sociaux.

La télé a pourtant été beaucoup critiquée ces dernières décennies…

La plupart des intellectuels n’aiment pas la télévision. C’est un vieux truc de détestation de l’image. Le serpent de mer dans l’imaginaire occidental oppose les iconoclastes ou iconodules. Les premiers considèrent que la culture est dans les livres et que l’image est le mal, l’onanisme et la propagande alors que le texte est le fruit d’une réflexion et d’un travail sur soi. Ces gens ont toujours une suspicion contre l’image et de ce fait, ils considèrent la télévision comme l’instrument du Diable. Mais aujourd’hui, nous sommes plus dans un moment iconodule dans lequel on peut aduler l’image comme une puissance totémique qui fait société.

Qu’en pense le grand public ?

Le public a une confiance inconsciente dans la télévision car elle représente un principe de réalité alors que le web incarne davantage un principe de fuite et de contestation. Le printemps arabe s’est développé grâce à la rencontre des réseaux sociaux et de la télévision. Cela faisait longtemps que quelque chose se préparait sur les réseaux mais c’est quand la télé a commencé à donner des signaux autour de ce phénomène qu’elle a synchronisé l’ensemble de ces petits publics qui étaient très fragmentés. La fonction de transversalité de la télé a joué à plein dans ce mouvement. La télévision est la dernière des institutions. Toutes les autres ont disparu. Elle a presque une fonction régalienne.

Ce qui fait un public est la capacité d’un groupe à partager les mêmes images. C’est l’idée de consensus dont l’étymologie est « con sensualis » c’est-à-dire retrouver la même sensibilité. L’art et la littérature ont joué ce rôle au XIXème et au début du XXème siècle et depuis la seconde moitié du XXème siècle, l’image est devenue l’âme médiatrice. Le web permet d’échapper à sa condition mais il produit du sectaire alors que la télévision recrée du ventre mou du social et c’est pour cette raison qu’elle n’a pas disparu. Les deux sont très complémentaires car il y a un besoin, une soif et une appétence de notre société dans des moments de doute de retrouver une transversalité.

Quel est a été l’impact de la pandémie sur notre vision de la télévision ?

Le confinement nous a fait découvrir notre vulnérabilité. Il a créé une angoisse qui nous a poussé vers un certain essentialisme. On l’a vu dans notre consommation et dans nos réflexions sur l’utilité de notre travail ou de nos relations avec nos proches. Tout le côté futile et superfétatoire de notre vie a disparu. L’étymologie de crise est « krisis » qui veut dire « séparé » qu’on retrouve dans « crible » et « critère ». Avec cette crise, il y a des choses qu’on ne veut plus. Pendant le confinement, la consommation de télévision a également augmenté car les gens voulaient retrouver dans le monde qui disparaissait sous leurs yeux quelque chose qui les rassurait.

Le monde de la télévision et du digital se chevauchent de plus en plus. On peut désormais regarder ses programmes préférés n’importe où sur son smartphone ou sa tablette. Ce mélange des genres ne risque t-il pas de pénaliser la télévision ?

C’est en effet un enjeu stratégique pour les grandes chaînes et les plateformes. Nous sommes à un moment durant lequel une différenciation relationnelle des grandes chaînes est central. Cela aurait du sens que sur le fond on puisse différencier TF1, de France Télévision ou M6.

Comment définissez les plateformes de VOD comme Netflix ou Amazon Prime ?

Il y a, pour l’instant, une fascination envers Netflix car elle a inventé un modèle. Beaucoup d’autres plateformes vont apparaître dans les prochaines années. Mais l’identité Netflix est encore faible car elle n’éditorialise pas ses contenus. Les récents succès dans la presse comme The Good Life ou Vice ne sont pas dus à leurs contenus qui ne sont pas nouveaux mais à leur l’éditorialisation et à leur narration. La valeur n’est pas sur le contenu car vous pouvez le trouver partout. Le besoin est sur le tri, la mise en perspective et la capacité de construire un récit. C’est la différence qui existe entre la parole qui est individuelle et la langue qui est collective.

Quel rôle va occuper la télévision dans le « monde d’après » ?

Il y a une soif de protection, d’apaisement et de linéarité. Les spectateurs vont attendre des grands médias et en particulier de la télévision qu’ils soient enveloppants et qu’ils représentent une matrice qui offre un monde vivable.

On a été trop loin dans le live, la notification et l’inflation des signaux. Les gens veulent retrouver non pas du contenu mais un espace social et une considération. Les chaînes peuvent les aider dans ce sens en filtrant, en éditorialisant et en ralentissant. Nous sommes arrivés à une certaine saturation avec les chaînes d’info. Aujourd’hui, on parle de LA télévision mais il est possible que dans cinq ans, il pourrait ne plus avoir aucune commune mesure entre les grandes chaines. Nous sommes à la fin du modèle où les grilles globales étaient les mêmes pour tout le secteur. Tout cela est entrain d’éclater. La segmentarisation entre les différents diffuseurs va s’accroître.

Les familles sont aujourd’hui très éclatées. Le partage, le rite et l’expérience relationnelle vont prendre de plus en plus d’importance et la dimension eucharistique et liturgique de la télévision va être plus centrale que jamais dans les années à venir.

Propos recueillis par Frédéric Therin

Stéphane Hugon
Stéphane Hugon Ph.D est sociologue, Cofondateur et Président d'Eranos, et enseignant à l'ENSCI. Il a accompagné le groupe Pernod Ricard sur les transformations consommatoires autour de la convivialité, LVMH sur le luxe et le sacré, la Recherche de l'Oréal sur des projets d'innovation, ou encore Groupama sur l'engagement des sociétaires. Il est particulièrement investi dans les missions de recevabilité des offres et de réduction des risques sur des investissements dont la variable de succès est l’interculturel.

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