💪🏼 We are hiring !

Digital

Data & imaginaire (ou comment mieux tirer parti des data)

D'où vient cette pathologie qu'on a appelé la "quantophrénie", qui consiste à vouloir traduire systématiquement les phénomènes sociaux et humains en langage mathématique ?

Chaque jour apporte son lot de nouvelles, parfois euphoriques, parfois catastrophées, sur ce que l’on pourrait faire, bientôt, grâce au data. Sur le monde qu’elles nous offriront, et sur les pouvoirs étonnants auxquels elles nous convient. D’une posture presque messianique — les data qui libèrent — jusqu’aux angoisses les plus profondes — celles qui nous trahissent—, les data cristallisent l’esprit du temps. Elles constituent le support idéal des fantômes du moment.

❝ Quantophrénie : excès d’usage mathématique en sociologie ; pathologie qui consiste à vouloir traduire systématiquement les phénomènes sociaux et humains en langage mathématique. ❞  

Proche d’une situation assez récente, les data rappellent ce que la technique a suscité à différents moments de notre histoire. Tantôt technophiles, nous y voyons le sauveur, celui qui nous concède son pouvoir. Parfois plus pessimistes, nous projetons sur elle un principe d’artificialité, qui est le lieu de la disproportion et de la disparition de l’échelle humaine. Les data rejoignent ainsi la question technique, et montrent encore cette relation difficilement dépassable du monde et l’imaginaire qui lui donne sens.

L’idée de ces quelques lignes et de proposer l’idée simple que les data, en soi, n’ont pas beaucoup de sens, en tout cas aucun autre sens que le contexte culturel vous bien lui accorder. Et comme il n’est pas question d’être rabat-joie, on dira que pour être en mesure de leur donner du sens, nous devons regarder en amont et en aval. De sorte que le sens se déploie non pas en soi, principe d’objectivité, mais bien plus dans le lien de celui qui les collecte et qui les interprète. Ceci est crucial dans le domaine de l’innovation. Et ouvre à l’optimisme.

Data et perception (C’est le regardeur qui fait le tableau)

Un petit voyage phénoménologique est nécessaire pour rappeler que, au delà des data, c’est toute forme d’information qui est soumise à l’interprétation. Et que le sens n’existe pas de manière absolue, mais bien plus dans un écosystème culturel, dont une partie nous échappe. Le point de départ, ici, est de dire que les data ne sont pas données, elles sont avant tout reçues, c’est-à-dire perçues. Il n’y a pas de data en soi, indépendamment d’une personne qui leur prête existence, et les porte à sa connaissance et celle des autres.

On pourrait rétorquer que le monde existe indépendamment des personnes qui le commentent. Mais acceptons l’idée aussi que si personne ne lui donne forme, nous serions malaisés d’en parler et d’en faire connaissance… Souvenons nous que la phénoménologie (l’étude des phénomènes, c’est-à-dire que choses que l’on fait exister par le fait qu’on les perçoit) est avant tout une science sociale, c’est-à-dire qu’elle est toujours liée au contexte culturel, historique et social du milieu qui la met à jour. Pour exister, une donnée, une information doit donc être perçue, reconnue, mesurée, identifiée. Socialisée.

En outre, une perception humaine est toujours liée à une dimension physiologique — le stimulus, le son, le mot, l’image, le mouvement…— et son interprétation. Pour faire simple, on dira que l’influx que perçoit l’oeil ou l’oreille est avant tout un signal qui est partiel, souvent dégradé, un fragment de quelque chose de plus vaste. Rappelons que l’économie de l’attention est apparue à ce moment historique où les volumes de messages et sollicitations sont devenus si denses, que notre capacité à les percevoir de manière consciente en a largement été affectée.

Ainsi, on aperçoit plus que l’on ne perçoit. Un bout de phrase, une image recadrée, trois mots dans une conférence, un détail, une note, une silhouette. Une ligne de code, une verbatim, un clin d’oeil. Sur ce matériau perçu, le cerveau va projeter ce qu’il pense avoir vu, ou entendu. Et d’une certaine manière, il vient compléter un message tronqué. Voire l’augmenter. Pour compléter ce message incomplet, les spécialistes nous disent que plusieurs ressources sont possibles.

❝ La data n'est pas donnée (elle est d'abord reçue)❞  

D’une part, bien sûr, il y a la mémoire, l’expérience, l’apprentissage. Ce que nous connaissons de notre environnement, et qui nous permet de mieux le comprendre, par habitude. La première fois que vous voyez une pièce de Marcel Duchamp, la première fois que vous tenez des baguettes (pour manger), votre première promenade en forêt, autant de situation au cours de laquelle les perceptions vous semblent étranges, parce que nouvelles. En revanche, l’oeil averti peut s’émouvoir du carré blanc sur fond blanc de Malevich, détecter les traces du gypaète barbu dans la neige, ou reconnaître dès les premières notes l’air de la comtesse dans les Noces (de Figaro). Le non-initié n’y verra que bruit, traces, barbouillage.

Une deuxième ressource vient compléter le détail perçu. Ce sont les archétypes. On peut les définir comme un pack de survie cognitive dans un monde absurde. Pour les jeunes enfants notamment, cette ressource permet d’éviter d’attendre l’apprentissage pour réagir dans certaines situations de vie. Donner du sens à des situations, quelles que soient votre culture, et en amont de tout apprentissage. Cette définition n’est pas acceptée de tous, et la question des archétypes - leur transmission - reste ouverte.

Data et innovation

Percevoir, c’est donc associer à une partie nouvelle — le stimulus — une partie ancienne — la mémoire, récente ou profonde. On reconnaît plus que l’on ne connait. L’étude des formes, patterns, archétypes, a largement alimenté les études en sciences cognitives et sciences de l’éducation. Parfois même, le signal n’est qu’un prétexte, afin de faire jaillir ce qui préexiste dans l’esprit du regardeur, c’est l’enjeu de la fameuse tâche du Pr Rorschach, tâche qui n’a d’autre sens que de recueillir les projections et la structure profonde de l’âme du patient… Nous évoluons donc dans un monde de synecdoques, c’est-à-dire de petits détails qui, en dehors d’une culture interprétative, ne restent que des petits détails.

Ce point est important quand on le transpose aux questions d’innovation. Car, qu’est-ce qu’une innovation? On pourrait dire que c’est une information nouvelle, et qui est confrontée à l’épreuve de sa compréhension et de son acceptation sociale. Le risque d’une idée nouvelle est non pas d’être rejetée, mais bien plus d’être ignorée, déniée, par le fait même qu’elle n’évoque rien chez son regardeur. Qui ne la voit même pas. Dès lors, on peut dire que l’enjeu de l’innovation n’est pas de rompre avec le standard de fait - se détacher du marché, la fameuse innovation de rupture. Mais bien plus de ressembler - au moins un peu — à ce que tout le monde sait déjà. Afin d’être identifiée. Steiner disait que l’apprentissage est un tout petit peu de nouveauté dans beaucoup de déjà-vu. Le paradoxe de l’innovation, c’est qu’elle ne doit pas trop être nouvelle, au risque de passer inaperçu.

❝ On peut donc dire ici, que la valorisation des data tient plus au niveau de culture générale des data-scientists et de leur public, que des data elles-mêmes.❞  

L’affordance, néologisme issu de l’anglais, est la qualité d’un objet, d’une information, ou d’une structure qui trouve sa place immédiatement dans l’esprit d’un utilisateur, sans effort de formation ni pédagogie. (Le rêve d’une data.) C’est-à-dire que c’est la qualité d’une information qui maîtrise l’équilibre d’une pointe de nouveauté qui vient s’inscrire dans un contexte culturel, d’usage, de langage, ou un environnement technique qui le portera et l’adoptera sans effort. Le propre de l’innovation est donc de mesurer la distance culturelle qui existe entre soi et le monde. C’est donc bien la situation de nos data. En soi, elles sont porteuses d’un mystère que seul une réelle connivence avec les publics permettra de produire une valeur et une transmission.

On peut donc dire ici, que la valorisation des data tient plus au niveau de culture générale des data-scientists et de leur public, que des data elles-mêmes.

Data et tralala

Les data, au sens technologique du terme, sont souvent représentées à travers un registre d’images empruntée au champs de la science fiction, ou à des référents plus ou moins oniriques. La data viz, activité supposée permettre une meilleure valorisation et interprétation des données, est aussi un vecteur qui apporte un sens complémentaire, et induit également une résonance avec des ressources des publics, qui complètent ainsi largement l’interprétation. Les représentations de nuages de points, les graphes, les sociogrammes, les arbres, les rhizomes, les constellations, les plateaux, toutes ces mises en signification ne sont pas neutres, déjà dans leurs noms, et apportent une valeur interprétative qui déborde très largement l’objectivité de la donnée en soi. Les sémioticiens des années soixante disaient déjà qu’on ne peut pas ne pas communiquer. Les data sont donc soumises au risque d’être sous-utilisée, voire de ne l’être point du tout.

❝ Les data et leur valorisation sont donc prises dans une injonction contradictoire, celle qui recherche l’objectivité tout en mobilisant un imaginaire très fort. ❞  

Les data et leur valorisation sont donc prises dans une injonction contradictoire, celle qui recherche l’objectivité tout en mobilisant un imaginaire très fort. Cette recherche éperdue d’objectivité est un vieux fantasme des sciences sociales. La fascination pour le chiffre l’est aussi. George Gallup, connu pour avoir donné son nom au célèbre institut d’étude, s’est rendu populaire en prouvant qu’un échantillon court — donc plus éloigné de la réalité du terrain à représenter — peut être plus juste qu’une masse quantitativement plus grande. A la fin des années trente, Gallup prédit l’élection du président Roosevelt sur la base d’une petite sélection de population. Et contredit les prévisions d’autres sources, fondées, elles, sur des volumes bien plus importants. En ce sens, une préparation et une mise en contexte de la donnée est rendue nécessaire pour en exploiter la valeur. Les à-côté de la data, plus que la data.

Plus tard, Pitirim Sorokin, qui a fondé le département de sociologie à Harvard, et lui-même grand spécialiste des dynamiques sociales et des cycles longs, avait émis de fortes réserves sur la fascination exercée par les chiffres dans le domaine des sciences humaines, proposant le terme de quantophrénie pour qualifier ce fait. Ici, c’est la data comme fétiche qui est critiquée. Ces deux exemples indiquent que la recherche de l’objectivité par le biais de la technique alimente depuis longtemps notre interprétation du réel, et sans vouloir l’évacuer, il est néanmoins important de replacer le fait culturel, et la culture des interprétants comme un élément essentiel dans la mobilisation des techniques de représentation d’un phénomène, quel qu’il soit.

Valoriser des data passe donc probablement par un travail qui consiste à produire un sens commun, une culture permettant de lui donner sens, résonance et retentissement. Pour ce faire, il est important de bien considérer que la recherche d’objectivité a toujours maille à partie avec la culture qui la soutient. Qu’il est difficile de ne pas subjectiver les résultats de recueil de données. Que la production comme la réception de données est toujours baignée d‘un imaginaire. Et que donc, il existe encore d’immenses gisements de valeur disponibles dans les non moins immenses stocks de data, dès lors qu’on accepte d’élargir la valeur des données à leur valeur interprétative, c’est-à-dire à la culture des personnes et des institutions qui leur donneront sens.

Intervention donnée à la plénière de la Communauté d’Innovation Renault.


Stéphane Hugon

Stéphane Hugon Ph.D est sociologue, Cofondateur et Président d'Eranos, et enseignant à l'ENSCI. Il a accompagné le groupe Pernod Ricard sur les transformations consommatoires autour de la convivialité, LVMH sur le luxe et le sacré, la Recherche de l'Oréal sur des projets d'innovation, ou encore Groupama sur l'engagement des sociétaires. Il est particulièrement investi dans les missions de recevabilité des offres et de réduction des risques sur des investissements dont la variable de succès est l’interculturel.