A quoi les marques servent-elles aux hommes ?

Dans nos sociétés où la consommation est décorrélée du besoin, le marketing ne sert-il qu'à vendre ce qui n’est pas assez bon pour se diffuser de soi-même ?

Si, récemment, vous avez visité un supermarché, vous avez dû éprouver un double sentiment qui n’existe nulle part dans la nature : d'un côté celui de l’abondance immense d’objets dans les rayonnages, et de l'autre celui d’une grande pauvreté variétale. Beaucoup de choix parmi des objets sensiblement identiques.

C'est l'effet de série qui vous fait éprouver cela : dans la nature, même entouré de millions de feuilles, nous ne ressentons pas la présence d'une série de feuilles. On parlerait d'une sorte de panache de feuilles sensiblement identiques, mais chaque feuille reste unique, et l'enfant qui en ramasse une peut se l'approprier, en faire la sienne. Dans un supermarché, par contre, chaque objet est identique, remplaçable par un autre issu de la même série, et parfois même très proche de ceux de la série précédente ou de celle de la marque concurrente.

Comment choisir ? Comment ramasser un produit et le faire sien ?

C'est au marketing que revient cette tâche : accentuer la maigre marge de différence entre ces objets, est la tâche de fond du marketing. Et elle est suffisamment bien menée pour que, n’ayant besoin de rien, et conscients de la rigoureuse équivalence des générations d’objets qui se succèdent, nous continuions néanmoins à les acheter.

De sorte que la réponse à cette question à dessein provocatrice, “pourquoi des sociétés qui n’ont besoin de rien achètent quand même des choses” est d’une simplicité décevante.Nous achetons parce que nous avons découplé l’acte d’achat du sentiment de besoin. Nous continuons d’acheter par habitude.

Nous achetons parce que nous avons découplé l’acte d’achat du sentiment de besoin. Nous continuons d’acheter par habitude

Cette affirmation, qui paraît banale, n’empêche pourtant personne de poursuivre, dans la production des biens ou des plans d’innovation, l’idée de “répondre à un besoin”. C’est une idée impropre mais répandue. Nous l’avons manipulée pendant toute la modernité, aux côtés d’autres images comme celle du “consommateur rationnel”, qui est une variation économique de l’ “atome social”, cet individu idéal de la société qu’on ne pourrait plus diviser, un acteur amaigri de toutes ses dimensions symboliques, réalisant l’espoir de contrôler la société qu’il compose.

De sorte que les marques ne servent pas aux Hommes à combler leurs besoins. Pas dans une société qui aime bien consommer, et qui n’a pas de besoin. L’étape qui est la nôtre dans l’histoire du marketing a une toute autre dynamique.

Une brève histoire du marketing

4 grandes étapes jalonnent l’histoire du marketing. Un premier moment, qui court de la fin du 19e siècle et s’étend jusque l’entre-deux guerres, est une grande période de production. Les moyens techniques se développent à tel point que nous pouvons envisager le remblayage de tous les besoins humains, puis leur débordement. L’idée nouvelle apparaît que nous n’aurons plus besoin de rien, puis celle que nous pourrons aussi posséder plus que ce dont nous avons besoin. A une civilisation qui s’est promise à la maîtrise du monde, cette idée ne semble pas être une mauvaise idée.

Le marketing est une activité qui consiste à créer des surfaces nouvelles, propres à accueillir des objets surnuméraires, du fait de la saturation de l’espace des foyers

Entre 1930 et 1950, les techniques de vente se développent afin de pousser cette grande production dans l’espace des foyers. Il faut que nos objets trouvent leur place. Ces techniques ouvrent une seconde étape de conviction, de narration, et de promotion.

L’après-guerre et la période qui court jusqu’à la fin du 20e siècle se consacrent à l’invention de marchés. C’est la troisième étape, et elle a quelque chose de l’ordre du génie collectif. “To market” en anglais — qu’on pourrait, pour l’exercice, traduire par “marchéer” — est une activité qui consiste donc à créer des surfaces nouvelles, propres à accueillir des objets surnuméraires, du fait de la saturation de l’espace des foyers. C’est aussi dans cette période que s’accélèrent les cycles de vie des produits, et de grandes ruses ingénieuriales sont déployées pour remplacer l’espace (en voie de disparition) par du temps, parce que l’espace est limité mais le temps se renouvelle. Il n’y a plus de place à combler parce que les objets sont trop persistants : on va inventer des produits mieux éduqués, programmés pour céder leur place aux prochaines générations en se cassant d’eux-mêmes.

Le marketing est-il une bonne chose ?

Saint Thomas D’Aquin, le philosophe de la morale et de l’économie, rappelait que “ce qui est bon se diffuse de soi-même” (Bonum est diffusivum sui). Il existe un “principe d’auto-diffusion” pour les idées, les valeurs, qu’aujourd’hui on convoite sous le mot de « viralité ». Ce qui est bon a un time-to-market presque nul pourrait-on dire. On peut aussi le voir dans l’autre sens : ce qui se diffuse sans trop de gesticulation et de lobbyisme fournit une définition de ce qui est bon. On reconnaît donc quelque chose de bon lorsqu’on n’a pas trop besoin d’en vanter les mérites.

Le marketing, dans le fond, sert à vendre ce qui n’est pas assez bon pour se diffuser de soi-même

En étant un peu Aquinistes ici, et peut-être aussi un peu incléments avec notre époque, on peut dire que le marketing, dans le fond, sert à vendre ce qui n’est pas assez bon pour se diffuser de soi-même.

Depuis le début du 20e siècle, une quatrième phase du marketing, qu’on a pu appeler le marketing viral ou marketing d’influence, utilise l’autorité des pairs du consommateur pour faire apparaître un désir, asseoir une réputation, colporter une fonctionnalité. Une sorte de marketing qui veut se substituer au principe d’auto-diffusion. Derrière ce champ, une chose intelligente se produit : les marques comprennent que, tout comme l’espace disponible, le temps de la consommation, quoique vaste, est contraint lui aussi.

Une première réaction à cette réalisation a été l’accent majeur mis sur les consommations nécessaires mais cycliques, comme l’alimentation ou le sport. C’est ce qui explique leur succès aujourd’hui : tous les jours on a faim, ça ne sature pas facilement.

Effet Procter-Mars

Mais les discours destinés à convaincre de renouveler les autres biens, les biens à maigre différence, perdent leur crédibilité. Je partage un exemple que, chez Eranos, avec les sociologues et les entreprises, nous appelons l’ “effet Procter-Mars” : vers 2005 nous avons mené une petite étude. Nous demandions aux gens s’ils croyaient à l’innovation industrielle dans les produits ménagers, dont le discours publicitaire (dont celui de Procter) répétait que chaque génération lavait mieux que la précédente, &c. L’un des entretenus a répondu “franchement, on arrive à envoyer des sondes sur Mars, et vous voulez me faire croire qu’on n’a pas craqué le problème de la lessive ?”. C’est dur d’imaginer ce qu’on peut faire de mieux que de laver “plus blanc que blanc”. Donc (et c’est l’imaginaire du consommateur) soit cette promesse publicitaire est un mensonge sans honte, soit nous sommes collectivement parvenus à une sorte de fin du marketing.

C’est dur d’imaginer ce qu’on peut faire de mieux que de laver “plus blanc que blanc”. Donc soit cette promesse publicitaire est un mensonge sans honte, soit nous sommes collectivement parvenus à une sorte de terme du marketing

Cette 4e phase du marketing prend en compte cette transformation sociale. Elle prend acte de la saturation des besoins, des espaces et de l’attention humaine. Et, d’une certaine manière, elle est la victoire de son sujet, le consommateur. Ce n’est pas une victoire totale, au sens un peu violent des partisans de la décroissance qui verraient dans la disparition du marketing une preuve de progrès civilisationnel. Mais c’est une sorte de victoire anthropologique : le marketing n’est pas l’oeuvre verticale d’une caste de manœuvres de l’ombre, mais un travail commun entre la proposition des marqueteurs, et l’accueil que lui font les consommateurs. C’est donc une invention commune, permanente. Et ce marketing de 4e vague réalise une fonction humaine.

Le produit est une surface sociale

Que nous apprend ce marketing d’influence ? Que le produit n’a d’importance que marginalement dans l’acte d’achat (puisqu’on n’a plus besoin de consommer). Que l’objet qui passe de main en main est un support, une surface (puisqu’on continue à consommer quand même, il doit y avoir une raison). Donc que la valeur éprouvée est ailleurs.

Le produit n’a d’importance que marginalement dans l’acte d’achat. La jubilation est dans l’acte d’échange lui-même

Quelle est cette valeur ? La jubilation qui existe, par toutes civilisations, dans l’acte d’échange. Le don, la passe, le commerce des dettes et des attentes. Je te file ça, je te recommande ça. Ecoute cette chanson. Dans la recommandation de musique, ce n’est pas la musique qui gagne, c’est la valeur sociale du recommandeur qui s’accroît. On songe “elle pensera à moi en l’écoutant” ou “elle trouvera que j’ai bon goût” ou “elle comprendra mieux qui je suis”. Dans la recommandation, le contenu de la recommandation est une métonymie du recommandeur ! En consommant on parle de soi. Dans les critiques sur Yelp, dans les reviews sur Youtube, les restaurants, les devices sont des occasions pour l’être de se dire.

Délivrés de leurs fonctions, les objets qui passent de main en main reprennent cette forme ancienne qu’ils avaient dans les “commerces symboliques”, ils redeviennent les petits dieux-prétextes aux relations des Hommes. Inconnaissables, sans formes, mythiques — mais entre nous, nous parlons d’eux, parce qu’ils nous accueillent.

Donner à vivre

Cette transformation des logiques des marchés, beaucoup l’ont déjà compris. Nombre de marques ne veulent plus être des producteurs, des vendeurs ou des marqueteurs. Elles veulent être des opérateurs de relation. Non pas ajouter au nombre des objets du monde (qui est déjà trop grand), mais reconfigurer les éléments présents pour qu’ils permettent à l’être ensemble de s’exprimer. Pour donner à vivre plutôt que de combler la vie jusqu’à l’embarras. Si vous avez passé une partie des dernières années à répéter le mot “expérience”, c’est cela que vous cherchez à dire. Dans la consommation, le produit, c’est la relation.

Chaque acte d’un marketing vertueux devrait permettre aux gens entre eux d’échanger, de construire les conditions d’émergence de la communauté, d’être, en fin de compte, un bon conducteur du social

Chaque acte d’un marketing vertueux devrait se fixer deux buts : le premier, s’interfacer le mieux possible entre les gens, leurs besoins et le bruit du marché, afin de donner le bon produit au bon moment au lieu d’engrosser, immodestement, un ensemble social qui n’en a pas besoin. Le second, celui de permettre aux gens entre eux d’échanger, de construire les conditions d’émergence de la communauté, d’être, en fin de compte, un bon conducteur du social.

Michaël V. Dandrieux
Michaël V. Dandrieux, Ph.D., est sociologue et co-fondateur d'Eranos. Depuis 20 ans, il accompagne les dirigeants de toutes les industries : futur des soins avec Pierre Fabre, transition de Chloé vers une gouvernance par les parties prenantes, engagement des travailleurs chez Nexans, culture d'Air France face au COVID, valeurs de convivialité de Pernod Ricard, et confiance des femmes avec L'Oréal USA. Issu de la tradition de la sociologie de l'imaginaire, il enseigne à Sciences Po Paris au sein de l'Ecole du Management et de l'Impact et siège dans plusieurs Conseils d'Administration et Comités de Mission.

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