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Nos objets nous rendent-ils plus seuls ?

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La solitude des objets

Atlantico : L'évolution de notre mode de vie au cours de ces dernières décennies a été accompagnée par l'apparition de nouveaux objets, du cinéma à la télévision jusqu'au smartphone dans la sphère privée, du travail en usine vers les bureaux, à l'apparition de l'ordinateur individuel dans la sphère professionnelle. En quoi ces objets de plus en plus tournés vers l'individu ont pu produire une progression de notre propre individualisme ? A l'inverse, serait-ce plutôt notre recherche d'individualisme qui a nous conduit à nous approprier ces objets ?

Michaël V. Dandrieux : Est-ce nos objets qui nous rendent individualistes, ou une culture de l’individualisme qui produit des objets d’esseulement ? Nous cherchons un lien de cause à effet alors qu’il faudrait déjà, pour bonne mesure, tenter de piéger cette question. Par exemple avec une idée qui vient de l’anthropologie. André Leroi-Gourhan se demandait si les architectes construisaient de plus grandes cathédrales pour accueillir les gens de foi dont le nombre augmentait, ou si la foi se multipliait parce que les cathédrales étaient plus hautes dans le ciel des villages. Il répond qu’en réalité il existe une “co-détermination de la technique et de la culture” (1964). Ce qui veut dire pour notre propos que les occasions d’individualisme se multiplient (notamment par la production d’objets isolants) en même temps qu’une culture de l’autonomie croît. Les objets dont vous faites mention et la culture dont ils sont issus s’alimentent mutuellement. Les deux avancent en quinconce, aucun n’est la conséquence totale de l’autre.

âťť L’achat n’est pas conditionnĂ© par le besoin ou la nĂ©cessitĂ©, mais la collection, le renouvellement, la compulsion. Il faut ajouter des objets Ă  la somme du monde.âťž  

Et ce n’est pas quelque chose de nouveau, que les objets pèsent sur la vie des hommes. Le couple dont Georges Perec raconte l’histoire dans “Les Choses” était fasciné par “la magistrale hiérarchie des chaussures” (1965). Ordre des placards, emboîtement des contenants, satisfaction du tetris des formes hétérogènes. Les objets de leur vie quotidienne se multipliaient jusqu’à avaler toute autre lumière sur leur vie. Dans cette manière de consommer vous pouvez lire un glissement de la valeur même de l’objet, qui passe d’une valeur d’utilité à une valeur d’être. L’achat n’est pas conditionné par le besoin, la nécessité ou le luxe, mais la collection, le renouvellement, la compulsion. Il faut ajouter des objets à la somme du monde. Jean Baudrillard disait la “matérialité” : les objets rajoutent de l’être au monde. Ils prennent leur sens dans leur matérialité (1968).

Vous voyez, Leroi-Gourhan, Perec, Baudrillard, cette critique de l’encerclement de l’homme par ses objets a plus de 50 ans. Le récit sous-jacent ici c’est que l’objet commence, à cette époque, à échapper à son usage. D’un destin fonctionnel (servir à... permettre de...) l’objet redevient relationnel. Si vous voulez le dire simplement ça serait les années 50 du design : “on va rendre belle la casserole” rappelle Michel Maffesoli. Les objets de la réalité quotidienne gardent leur fonctionnalité, mais on va les habiller. Et en plus de leur fonction, ils acquièrent une dimension d’intermédiaire entre les hommes et le beau, entre les hommes et l’art… une dimension qui n’est pas seulement plastique, mais socioplastique, qui va avoir un effet sur l’environnement social. Ce qui les ramène un peu à ce qu’ils étaient dans les sociétés pre-modernes, quand on respectait les objets, quand on ne les cassait pas, quand on pouvait encore leur conférer un peu de magie. Maffesoli appelle ces objets du design des objets mésocosmiques, parce qu’ils oeuvrent comme un lien avec le cosmos : avec l’ensemble du monde physique et, au-delà, celui des sentiments, des émotions, de la mémoire et du divin.

âťť AnnĂ©es 50 du design : les objets de la rĂ©alitĂ© quotidienne gardent leur fonctionnalitĂ©, mais on va les habiller. Et en plus de leur fonction, ils acquièrent une dimension d’intermĂ©diaire entre les hommes et le beau, entre les hommes et l’art…❞  

Seuls ensemble ?

Je ne suis pas convaincu que nous traversions des sociétés individualistes. Plusieurs auteurs, comme vous, en exprimaient l’opinion par le passé : Martin Buber parlait de “solitude collective” (1945). David Riesman de “foule solitaire” (1950), et Camus de “fourmilière d’hommes seuls” (1953). Toutes formules qui renvoient au paradoxe de la multiplication du nombre des hommes et de leur néanmoins croissant sentiment d’isolement.

Plus récemment, Sherry Turkle a publié “Seuls ensemble” (2011), pour rendre compte de sa deception. Elle pensait que les technologies du digital allaient nous relier, mais voyait au contraire que les parents qui allaient chercher leurs enfants à l’école restaient collés à leur téléphone le plus longtemps possible, tant que les enfants n’avaient pas fini de traverser la cour pour les rejoindre. “Encore un SMS, encore un SMS…”

âťť Je ne suis pas convaincu que nous traversions des sociĂ©tĂ©s individualistes.âťž  

Nous observons cependant un passage dans nos sociétés d’une logique du trésor à une logique de transit. La consommation, en ce sens, tente de se séparer de la forme physique de l’objet. Tout pour ne pas s’appesantir de la possession. Je mets ma voiture sur Blablacar, mon appartement sur Airbnb... Recyclage, réencyclage, logiques de flottes, pooling, leasing... Je me constitue comme un espace de transit pour mes objets, par lequel ils atteindront la réalisation de leur fonction auprès d’autres personnes, tout en leur parlant de moi : dans le fond ma voiture et mon appartement vont me ressembler un peu.

De même, aux observateurs de l’isolement attribué aux téléphones portables ou aux jeux vidéos on peut opposer qu’on n’a jamais communiqué autant que de nos jours — avec une présence du corps différente, avec une implication différente, et donc des modalités de la solitude qui peuvent demander à ce qu’on repense ce que cela veut dire que d’être isolé. Georg Simmel fait par exemple remarquer qu’avant les tramways au XIXe siècle, les ancêtres des métros (capitales mobiles de la solitude), les gens n’avaient pas l’occasion de se regarder pendant de longues minutes en silence. Isolement des mots, mais matérialisation de la cohorte qui anime la grande ville (1912).

Les communications numériques ne valent-elles donc rien

Dans un essai de 1995, "Bowling Alone" le sociologue américain Robert Putnam évoquait déjà cette question, un titre rappelant que les joueurs de bowling se rendaient de plus en plus seuls dans les clubs, un exemple qui venait illustrer l'affaissement du capital social américain. Quelle est l'impact de cette solitude sur notre "capital social" ?

âťť L’appĂ©tit pour les rĂ©seaux sociaux, les festivitĂ©s locales, le spectacle vivant… sont une manière pour l’homme de la ville de manifester Ă  la fois une soif de proximitĂ© avec son prochain, mais aussi une sorte de distance elective qui le protège de la surabondance d’inconnus en se rapprochant de gens qui partagent ses goĂ»ts, ses idĂ©aux, ses utopies, ses secrets.âťž  

L’analyse de Putman repose sur le constat que les licences de bowlings augmentent, mais que les participations aux leagues diminuent. Donc a priori, on joue plus, mais on joue moins avec d’autres. Cela revient à dire par exemple qu’une personne qui passe beaucoup de temps sur son téléphone portable entre Messenger, WeChat et WhatsApp n’entretient aucune relation à ses semblables. Il est possible que le lien social se soit reconfiguré : que les joueurs de bowling se rassemblent sous d’autres formes que des leagues caduques, hors de la pratique du bowling, et que les outils à notre disposition pour les identifier et les mesurer soient insuffisants. Les communications numériques ne valent-elles donc rien ?

Le taux de participation aux legislatives de 2017 est historiquement bas (35% des électeurs). Mais la frequentation des cinemas est en constante hausse (2016 très bonne année, etc.). Il n’y a pas de corrélation au sens statistique entre ces phénomènes. Donc si vous considérez que l’homme se réalise de prime abord dans sa participation politique, alors il y a bien un délitement du tissu social. Une autre hypothèse consiste à considérer que le lien social est prépondérant. Que l’appétit pour les réseaux sociaux, les festivités locales, le spectacle vivant… sont autant de manières pour l’homme de la ville de manifester à la fois une soif de proximité avec son prochain, mais aussi une sorte de distance elective qui le protège de la surabondance d’inconnus en se rapprochant de gens qui partagent ses goûts, ses idéaux, ses utopies, ses secrets. Cela permet par exemple de comprendre pourquoi, malgré la multiplication des offres de contenus video à la maison, les spectateurs vont chercher dans les salles obscures une expérience de partage (un souffle commun entre les rangs, la synchronicité des émotions…).


Michaël V. Dandrieux

Michaël V. Dandrieux Ph.D est sociologue, cofondateur et président d'Eranos, et enseignant à Sciences Po Paris (Ecole de Management et d'Innovation). Chez Eranos, il a accompagné La Poste BSCC sur la dématérialisation et l’écologie de l’attention, Perrier Jouët sur le rapport à la Nature, Pierre Fabre sur le soin du futur, ou encore L’Oréal USA sur la confiance en soi chez les femmes. Il est particulièrement investi dans les missions de transition vers de nouveaux modèles de prospérités.

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